ART | CRITIQUE

Notre corps est une arme

POrnella Lamberti
@01 Mai 2011

Volontairement affamé, auto-violenté, sacrifié, exhibé nu dans les rues, menace potentielle exigeant parfois l’enfermement, le corps est une arme redoutable. Clarisse Hahn le sait et donne la parole à ces corps au combat.

Choyé de la naissance à la mort dans la plupart des pays occidentaux — des couveuses à la morgue en passant par les hôpitaux et les instituts de beauté —, intellectualisé, cherchant à se protéger de toute souffrance, le corps a tendance à oublier qu’il est force d’opposition politique et sociale.

A cet égard, le travail de Clarisse Hahn, rappelant la nécessité de la lutte par le corps — car «notre corps est une arme» — agit comme une salutaire piqûre de rappel. Les criminels et activistes qu’elle filme et photographie savent cette mise en danger du corps que peu d’entre nous expérimentent encore.
Cependant, plus qu’une documentariste, Clarisse Hahn est une plasticienne de l’image, se servant de ce matériau pour interroger le documentaire et le regard que l’on porte sur ces images.

Ainsi, sa série de portraits dénichés dans la presse mexicaine de jeunes délinquants photographiés au moment de leur arrestation, intitulée Boyzone, déconstruit les processus de fabrication des images médiatisées. Clarisse Hahn agrandit ces clichés jusqu’à en rendre le grain omniprésent, rappelant ainsi le caractère illusoire de l’image: ce que l’on voit n’est qu’une partie de la réalité, subjectivée par l’œil du photographe… et en second lieu par le nôtre.

Les délinquants s’affichent frontaux, mutiques et atones. Les images de ces «fauves domptés» rassurent une population qui satisfait en même temps ses pulsions voyeuristes, ces hommes incarnant la jeunesse violente et sa fougue dangereuse, sujets de bien des fascinations et des peurs. Ou comment la fabrication d’images médiatiques est déterminée par notre désir de voir certaines choses d’une certaine façon. Clarisse Hahn nous replace devant notre responsabilité de «regardeurs».

Prisons condense des images d’archive diffusées à la télévision de l’opération menée en 2000 par le gouvernement turc assassinant des prisonniers politiques dans vingt prisons simultanément; images sensationnalistes rappelant les mécanismes de construction médiatiques de la peur.

Cette vidéo fonctionne avec Grévistes de la faim (Turquie) présentant deux témoignages filmés de femmes rescapées de la grève de la faim menée contre l’isolement carcéral qui a donné lieu aux représailles susdites de l’armée turque. L’air un peu absent, les deux jeunes femmes disent très brièvement leur fierté de s’être sacrifiées et ce, malgré les séquelles physiques qu’elles en gardent — perte de la mémoire, de la concentration, difficulté d’élocution, etc. —, à jamais perdues.
Une voix d’homme en hors-champ explique en français les enjeux, à la fois politiques et personnels, de cette grève. Ici, le message est ambigu: on ne peut que louer la détermination de ces femmes mais le commentaire développé par la voix masculine sur un ton de militantisme souligne l’univocité propre à certains documentaires pouvant se muer en outils de propagande. Prisons et Grévistes de la faim (Turquie), deux facettes antagonistes d’un même sujet?

Enfin, projetées simultanément, deux vidéos racontent l’histoire des Desnudos, ces paysans expropriés par le gouvernement mexicain qui manifestèrent pacifiquement dans les rues de Mexico en se montrant nus.
Sur la vidéo de gauche, des images de cette manifestation, les femmes à l’honneur, défilant au son des percussions en dépit de toute pudeur; sur l’écran de droite, la première femme à s’être déshabillée explique les motifs de leur action: «C’était une attitude désespérée pour attirer l’attention […]. Il ne nous reste que notre peau, c’est la seule chose qu’on ne peut pas nous enlever».
S’exhiber dans son plus simple appareil est le moyen le plus évident de vouloir attirer l’œil de l’autre. Car le corps en rébellion a besoin d’être médiatisé pour exister — que cette médiatisation soit bénéfique ou délétère d’ailleurs: il n’est pas question ici de statuer.

Simplement, sans nul doute, «notre corps est une arme». Et l’œil qui le regarde en est le déclencheur.

Å’uvres
Clarisse Hahn, Notre corps est une arme. Grévistes de la faim (Turquie), 2011. Vidéo couleur format 4:3. 6 mn 36 s.
Bédia et Ayfer ont participé au mouvement de grève de la faim contre l’isolement carcéral, qui a eu lieu en l’an 2000 dans les prisons turques.

Clarisse Hahn, Notre corps est une arme. Los desnudos (Mexique), 2011. Installation vidéo, 2 écrans format 16:9. Écran 1: Los Desnudos. 12 mn 17 s. Écran 2: La chefa. 7 mn 42 s.
Le gouvernement mexicain a chassé des paysans de leur terre. Les Desnudos ont inventé une nouvelle forme de lutte.

Clarisse Hahn, Notre corps est une arme. Prisons, 2011. Vidéo couleur, format 4:3. 9 mn 32 s
Opération nommée « retour à la vie »: attaque simultanée de l’armée turque dans 20 prisons, le 19 décembre 2000, pour faire taire les revendications des prisonniers politiques.

Clarisse Hahn, Boyzone, Mexico D.F — gangster, 2011. Impression couleur sur papier photo. 52,5 x 81,6 cm

AUTRES EVENEMENTS ART