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No One Will Tell Us…

Sur le modeste plateau de l’Etoile du Nord où pour tout décor s’exposent quelques guitares et amplis, Rosalind Crisp commence sa danse seule, dans une semi-pénombre qui ne dévoile son corps anguleux que par bribes. Serré, spasmodique dans ses extrémités, le geste cherche les recoins, les angles secrets du corps, les jaillissements inattendus. Notre attention, portée sur un rictus pointant à la commissure des lèvres, se déporte la seconde suivante vers le tressautement, tout aussi étonnant, d’un orteil ou d’un doigt. Un bras secoué avec force retrouve le corps duquel il tentait de s’extraire, autour d’un équilibre parfaitement apaisé et centré. Dans ces moments particuliers, la danse de Rosalind Crisp met à jour la singularité de l’espace du dedans où une infinité de gestes, de tensions contraires mais aussi de mystères circulent.

Car ce qui pourrait apparaître comme le corps d’une aliénée est en fait, sans cesse, sous contrôle. La danseuse travaille en effet depuis cinq ans sur un processus de composition instantanée. A partir d’une série de mouvements fluides, proches de l’esprit du Contact improvisation, elle élabore une gamme de contraintes «verbales» ou «mentales» qui induisent une toute autre matérialité de la danse.
Ainsi, cette dernière se construit au grès des «changements de vitesse et de niveaux», des « ouvertures » et des «fermetures» que s’impose Rosalind Crisp. Le but étant d’être constamment en éveil, conscient des mouvements pourtant non déterminés en amont. Il en découle un corps parfaitement contrôlé mais extrêmement plastique, au service de ce qu’on pourrait appeler une fabrication instantanée du désordre.

No One Will Tell Us… est un prolongement de ce principe d’attention dirigée, mais il se confronte ici à d’autres matières vivantes. Quand le musicien entre en scène, la danseuse s’éclipse dans un coin aveugle de la scène. Pudeur? Non, exigence de justesse dans une proposition qui tente avant tout de créer un dialogue fécond, non égotique.

Hansueli Tishchauser fait d’abord crisser les cordes de sa guitare électrique dont le son rebondit en échos saturés par l’effet du sample. On est pris d’emblée par ses sonorités ouvertes et sombres. Mais rapidement se met en place un air de blues des plus accueillants. Tout au long de la pièce, le musicien n’aura de cesse de jouer avec ses airs reconnaissables − rock, country − en les faisant dévier de l’autoroute de la musique codifiée pour mieux en extraire une substance spectrale et mélancolique. C’est dans un moment comme celui-ci, que le troisième larron finira par faire son entrée, au bout d’une vingtaine de minutes. Lui n’est ni danseur, ni musicien, ni comédien mais un peu tout à la fois. Andrew Morrish est une présence en soi qui s’incarne en conférencier déglingué. Distillant par secousses, au delà ou en deçà de la palabre décalée, quelques pensées construites, son discours pourrait bien condenser, au final, l’esprit de cette performance: «Certaines choses ne peuvent pas être comprises, quelque soit le temps qu’il vous faut pour essayer de comprendre ».

Très vite, on comprend qu’il ne s’agit pas, dans cette pièce, de donner à voir mais à sentir ; il ne s’agit pas de produire des effets mais de laisser les éléments se rencontrer, se bousculer, se faire écho dans l’instant.

Mais la maturité et l’expérience de ces trois artistes, qui ont chacun débuté leur recherche dans les années 80, donnent une densité toute particulière à ces échanges croisés. La force de la pièce ne réside pas dans le principe de confrontation des genres mais plutôt dans la qualité des univers de chacun. Des univers formés, aboutis et par là même infiniment ouverts à la découverte de l’autre. Et si les rencontres réussissent avec plus ou moins de bonheur et de pertinence, l’engagement personnel et la prise de risque des interprètes sont suffisamment forts pour que l’on ne s’arrête pas à un passage un peu bancal ou une «réponse» trop mimétique à la proposition de l’autre.

Dans cette rencontre réside un enjeu plus profond que celui de l’efficacité spectaculaire: « Si l’on veut aller à la surface, nous dit encore Andrew Morrish, il faut d’abord aller au bord. Et pour aller au bord, il faut être courageux ».

— Guitares électriques: Hansueli Tischhauser
— Performance: Andrew Morrish
— Création en collaboration avec: Alban Richard et Cédric Succivalli
— Lumières: Marco Wehrspann et Nicolas Pigounides