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No culture! No future!

PAndré Rouillé

Le slogan «No culture! No future!» est l’un de ceux qui ont ponctués la «Grande manifestation pour défendre l’art et la culture» qui s’est tenue à Paris ce 19 mars en réponse aux menaces de la politique gouvernementale dite de «démocratisation culturelle». Car aujourd’hui le malaise est grand. A cause des difficultés grandissantes pour les artistes à travailler et à créer; à cause des craintes pour la survie même des compagnies de théâtre et des lieux d’art; à cause, également, du mépris que les autorités vouent de façon à peine voilée à la culture, à l’intelligence, à la liberté de penser et de créer.

Le slogan «No culture! No future!» est l’un de ceux qui ont ponctués la «Grande manifestation pour défendre l’art et la culture» qui s’est tenue à Paris ce 19 mars en réponse aux menaces de la politique gouvernementale dite de «démocratisation culturelle». Car aujourd’hui le malaise est grand. A cause des difficultés grandissantes pour les artistes à travailler et à créer; à cause des craintes pour la survie même des compagnies de théâtre et des lieux d’art; à cause, également, du mépris que les autorités vouent de façon à peine voilée à la culture, à l’intelligence, à la liberté de penser et de créer. Conjointement, plusieurs pétitions proclament «La culture en danger». Le Président de la République avait pourtant lui-même défini, dès août 2007, la «rupture» dans les domaines de l’art et de la culture comme le passage nécessaire d’une politique de l’«offre» à une politique de la demande «répondant aux attentes du public».

La culture est en danger, c’était la situation d’hier. La culture est d’ores et déjà fortement touchée et affectée, c’est le constat d’aujourd’hui. La culture telle qu’elle s’est déployée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et plus encore à partir des années 1980, est condamnée à périr: c’est la tragique perspective qui risque de rapidement se dessiner. «No culture! No future!»: si les coups portés à la culture ne cessent pas, le futur sera sombre.

«No culture!» ne signifie évidemment pas que la culture disparaîtra totalement, mais cela désigne le spectre d’une sorte de mutation génétique de la culture qui risque rapidement de ne plus exister qu’en version marchande et libérale: celle des industries culturelles. L’antinomie entre l’«industrie» et la «culture» lézarde d’ores et déjà la culture au point de la faire dériver vers des horizons aussi incertains que menaçants, et de l’ébranler dans ses fondements.

L’industrie n’est évidemment pas moins noble ni moins légitime et nécessaire que la culture. Ce n’est pas l’industrie en soi qui est néfaste à la culture, c’est l’alliage «industrie culturelle» dans lequel la fragile culture est soumise à l’implacable logique hétéronome de la puissante industrie. Industrie et culture s’opposent par leur différence de puissance, mais surtout par leur logique contraire. Il est en l’occurrence fortement à craindre que David ne sorte pas vainqueur de Goliath.

L’«industrie culturelle» est industrielle avant d’être culturelle. Ses produits (films, séries télévisées, jeux vidéos, concerts, disques, etc.) sont soumis aux lois d’airain du marché: le profit, la rentabilité, la concurrence. La création et la culture ne sont certes pas exclues des «industries culturelles», elles leur sont même nécessaires. Mais la création et la culture des «industries culturelles» sont subordonnées à la logique industrielle et financière qui balise leur champ d’action et de liberté.

Pendant près de trois-quarts de siècle, la mission du service public de la Culture a été, sous l’égide des figures désormais emblématiques d’André Malraux et de Jack Lang, de créer les conditions institutionnelles et budgétaires pour assurer l’essor et la qualité de cet oxygène des esprits qu’est la culture face à la logique hétéronome, sinon hostile ou indifférente, de l’industrie et du marché.
Face à l’impérialisme du marché, face à l’accession du nombre et de la mesure au firmament des valeurs, face à la généralisation de la concurrence et de la compétition entre les hommes, face à l’individualisme grandissant, autrement dit, face à l’essor fulgurant du néolibéralisme, il s’agissait, à travers l’art et la culture contemporains, d’affirmer l’importance vitale d’autres valeurs, d’autres pratiques, d’autres modèles de vie, d’autres visions du monde, d’autres rapports aux autres.
Il s’agissait en fait de soutenir les forces vitales de la création et du sensible face à l’imposante domination de la production, de la raison pratique et des intérêts économiques. Il s’agissait aussi, tout simplement, d’assurer aux citoyens, créateurs et spectateurs, leurs droits à la culture par delà les «industries culturelles».

Mais sous le règne du néolibéralisme débridé qui prévaut aujourd’hui, l’État se désengage de la culture pour la livrer à elle-même et l’abandonner aux intérêts marchands. La culture est en danger parce qu’elle n’est plus ni défendue, ni protégée, ni surtout affirmée dans sa nécessité sociale et civilisationnelle.
Autant la culture est nécessaire à l’épanouissement de chacun, à la vitalité de la communauté, et au rayonnement du pays; autant elle est fragile, parce qu’elle ne se consomme pas mais s’acquiert et se construit au fil du temps. La culture n’est pas un produit que l’on achète et possède une fois pour toutes, mais un processus exigeant dont les plaisirs ne se forment que dans une continuité d’efforts et de vigilance.
La culture doit être défendue en tant que contre-modèle au consumérisme ordinaire, en tant qu’elle oppose sa fragile exception à la massive binarité et matérialité des marchandises — que l’on possède ou non —, en tant qu’elle ouvre le monde débordant de choses au régime complexe et riche des processus.

La culture s’oppose fondamentalement à l’industrie parce que créer n’est pas simplement produire: c’est inventer. L’artiste qui invente n’est pas un travailleur, même s’il travaille sans relâche; ce n’est pas un producteur, même quand il produit lui-même ses œuvres. C’est un créateur. A la différence du travailleur, l’artiste ne produit pas sans créer. Entre production industrielle et création, les processus ne sont pas les mêmes, ni les objets, ni les projets, ni surtout les protocoles.

Les créateurs — artistes, écrivains, mais aussi les chercheurs de différentes disciplines —, ne peuvent pas être astreints à un temps mesuré, mesurable, parce qu’inventer, qui a affaire avec l’impossible, est irréductible aux cadres temporels rationnellement calibrés et normalisés en vigueur dans l’ensemble des activités sociales ordinaires — de l’industrie, de l’administration, du commerce ou des services.
Alors que chacune des activités productives ordinaires est soumise à une organisation stricte et rationalisée des temps, des protocoles et des savoir-faire, en vue de rentabilisation, créer consiste au contraire à faire dériver la raison productive et comptable, à faire vaciller les normes, à briser les certitudes et habitudes, à ouvrir les regards en vue de tracer de nouvelles façons de faire, de penser, de dire et de voir.

La création n’a de force que si elle est intempestive. C’est pourquoi le néolibéralisme, qui veut aligner les conditions des créateurs sur celles des simples producteurs, qui veut dans la culture substituer la logique réactive de la demande à la logique créative de l’offre, aboutit à aplatir la création sur la production.
Le monde de l’art et de la culture expérimente à ses dépens les ravages des contresens néolibéraux sur l’art et la culture.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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