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Niki Baccile et Margherita Balzerani

Dés la première décennie du XXIe siècle, les nanosciences ont occupé une place de plus en plus importante dans le domaine de la recherche scientifique mondiale et quelques artistes ont montré un certain intérêt pour cette nouvelle discipline. Le projet OpenLab, dont les racines sont ancrées dans un contexte à la fois scientifique et artistique, en propose une interprétation alternative.

Depuis un an et demi, le projet OpenLab génère une collaboration inédite entre artistes et chercheurs en chimie et nanosciences. L’exposition «Invisible et Insaisissable» du Centre des arts d’Enghien (22 sept.-16 déc. 2011) en est le fruit. Si dans les expériences artistiques précédentes liées aux nanosciences s’étaient particulièrement concentrés sur la représentation et la visualisation de l’échelle nanoscopique, cette exposition propose que l’invisible, qui échappe par sa nature à notre regard, soit captée et révélé par sa force poétique et par sa nature insaisissable.
Niki Baccile, chargé de recherches au CNRS, et Margherita Balzerani, commissaire d’exposition, reviennent sur les origines et les spécificités de ce projet.

Niki Baccile. Il y cinq ans, en 2006, on discutait de nanotechnologies, de cette fascination commune pour l’invisible… T’en souviens-tu?

Margherita Balzerani. Je m’en souviens, on était assis au Palais de Tokyo devant l’oeuvre de Nicolas Moulin, Chem’Traum.

Niki Baccile. Oui, notre discussion a démarré plus ou moins à cette époque. Je me souviens t’avoir dit: Chem’Traum – Rêve de chimie, et là ton regard a changé. Tu as compris ce que je voulais dire lorsque qu’à l’époque, j’abordais l’idée de Nanoart, cette étrange notion mélangeant les nanosciences et l’art. En effet, à partir de 2003, plusieurs expositions ont marqué le rapport entre nanosciences et art et ont alors attiré mon attention: «Nano» à la galerie Fraich’attitude à Paris1, «Nano» aux Etats-Unis et «NanArte», coordonnée par Stefano Raimondi en Italie. Cependant, le problème de l’invisible se posait déjà: comment présenter dans un contexte d’exposition et appréhender une oeuvre à l’échelle manométrique, autrement dit, invisible? J’ai soudainement réalisé que presque toutes les expositions et les événements revendiquant une interface entre ces deux domaines n’en montraient pourtant qu’un seul aspect: la microscopie électronique.

Margherita Balzerani. Je me souviens, et tu me faisais part de ton envie de traduire différemment ce sujet. A cette époque, je travaillais au département de l’action culturelle du Palais de Tokyo. Ma fascination esthétique était concentrée sur les mondes virtuels et les enjeux esthétiques des jeux vidéo et leur réappropriation dans l’art contemporain. Même si j’étais sous l’emprise d’autres préoccupations, comme la reconnaissance critique de ce domaine, j’ai compris que les nanosciences représentaient déjà un enjeu muséographique pour l’oeuvre et créatif pour l’artiste…

Niki Baccile. Et, en même temps, il fallait représenter les nanosciences d’une autre manière, jusqu’à élargir l’invisible!

Margherita Balzerani. Oui et sans doute le regard de l’artiste pouvait y apporter beaucoup jusqu’à le révéler différemment.

Niki Baccile. Mais, dans la chimie, la richesse et la créativité des chercheurs devaient également reprendre son rôle. Une utopie?

Margherita Balzerani. Oui peut-être et nous n’étions pas les premiers! Nous avons commencé à explorer et étudier toutes les expériences précédentes, en essayant de comprendre ce que nous aurions pu apporter de plus.

Niki Baccile. Les exemples ne manquent pas: les projets de la RAND Corporation (Santa Monica, USA) proposant à des artistes de passer quelque temps en compagnie de chercheurs. De même, le Jet Propulsion Laboratory de la NASA a accueilli depuis les années 1960 plus de 350 artistes.

Margherita Balzerani. En effet et par la suite, l’association E.A.T. (Experiments in Art and Technology) fondée par un groupe d’ingénieurs et artistes en 1967 à New York City mais faisant partie d’un réseau plus large incluant le Center for Advanced Visual Studies au sein du Massachusetts Institute for Technology a initié de nombreux projets et conférences entre artistes et scientifiques.

Niki Baccile. Le Massachussetts Institute of Technology… qui par ailleurs continue ses actions interdisciplinaires au sein d’une unité de recherche: le Media Lab, où, dans un contexte international et pluridisciplinaire, chimistes, physiciens, mathématiciens, ingénieurs, urbanistes, stylistes, musiciens, photographes, psychologues et artistes travaillent ensemble.

Margherita Balzerani. Cela est sans doute intéressant mais dans le panorama de l’art contemporain, et plus spécifiquement de la muséographie, il me semble important de mettre l’accent sur l’exposition «Les Immatériaux» dirigée par Jean Francois Lyotard (Centre Pompidou, Paris, 1985). Cette expérience demeure comme pionnière dans plusieurs domaines: musicographiques, formels et théoriques. En proposant d’agencer l’exposition selon les mots: matériau, matière, matrice, matériel, maternité, Jean Francois Lyotard souhaitait d’une part mettre en exergue chacune de ces notions et à la fois donner au public un sentiment de la complexité des choses, et, par conséquent, un matériau où le modèle du langage supplante celui de la matière et dont le principe n’est plus une substance stable mais un ensemble d’interactions. Quand nous avons commencé à discuter de ce projet j’ai en effet pensé aux «Immateriaux» et à la manière dont aujourd’hui les artistes auraient pu explorer des nouveaux matériaux de création. Ce qui me passionnait en terme formel au sein des nanosciences n’était pas autant l’échelle mais plutôt l’aspect insaisissable, qui rendait la matière à la fois vivante, fragile, entropique. Il m’a donc paru clair que, peut-être, des disciplines comme la chimie, la chimie physique, la chimie des matériaux, etc… étaient des territoires a` explorer et expérimenter par les artistes. L’essor des Nanosciences et l’implication de la chimie dans ce domaine, il me semble, fournit une source inépuisable de ressources créatives, à la fois matérielles et intellectuelles. Néanmoins, un problème existe encore: l’accès des artistes aux dernières innovations scientifiques et technologiques.

Niki Baccile. Absolument! Et la plus grande percée est à faire justement dans ce domaine, celui de la rencontre en amont, du temps de partage humain avant tout! Ce qui me paraît nouveau dans la réflexion que nous avons démarré ensemble est sans doute de provoquer et rendre possible cette rencontre entre artistes et chercheurs, convaincre les uns et les autres qu’il y a une nécessité d’impliquer l’artiste dans les travaux de recherche du laboratoire, d’un partage mutuel des connaissances et des sensibilités, en opposition à l’échange d’expertise, du savoir-faire. Mais avant ce projet toutes ces réflexions étaient nouvelles pour toi, car, ton domaine d’expertise était constitué par les jeux vidéo, les mondes virtuels et l’art numérique.

Margherita Balzerani. J’ai toujours été curieuse par nature, donc j’explore, j’observe simplement autour de moi, sans hiérarchiser les sujets. Toutes mes
expositions n’ont pas été construites sur la question de l’outil. Ce qui m’intéresse à chaque origine d’un projet est plus raconter une histoire au public. L’art peut être pour le public une sorte de rendez-vous inattendu, une façon d’enchanter leur monde, leur donner la possibilité de changer le regard…

Extrait du catalogue d’exposition Invisible et insaisissable, Centre des arts d’Enghien-les-Bains, sept. 2011. En vente sur www.cda95.fr

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