ART | CRITIQUE

Night Shift

PClément Dirié
@12 Jan 2008

Une exposition de cinq installations ouverte du coucher du soleil jusqu’à minuit: la lumière sous toutes ses formes et sur tous ses supports. La lumière qui n’est plus un faire-valoir, mais qui accède à sa valeur propre, à son autonomie.

L’exposition Night Shift est fortement tributaire des comportements du public: c’est l’équipe de nuit formée de l’artiste, des visiteurs et des œuvres.

L’originalité des conditions de visite annonce tout de suite la couleur : du coucher du soleil jusqu’à minuit. Ouverture de l’exposition à partir de 16h 59 le mardi 26 novembre, de 16h 58 le jeudi 28 novembre, de 16h 57 le vendredi 29 novembre… Le cadre temporel évolue donc en fonction du coucher du soleil. Et permet, chaque soir, au Palais de Tokyo de démontrer la pertinence de son ouverture tardive.

C’est la lumière qui est le cœur de l’exposition. La lumière sous toutes ses formes et sur tous les supports. Les cinq installations présentées font de celle-ci un médium d’expression et d’appréhension de l’espace. Qui se révèle outil de réflexion et de sensation du monde, que celui-ci soit réel ou virtuel.
Night Shift traite autant du monde des images que de celui des choses.

Dans l’espace hermétique et clos de l’exposition, le spectateur est tout d’abord confronté à un premier traitement de la lumière, celui de l’installation Reus. Les quarante-sept lampes qui la constituent assignent bien à la lumière une fonction d’éclairage dans un lieu où il y fait nuit.
Mais cet éclairage est intermittent, d’intensité variable — il évolue en fonction des entrées et des sorties des visiteurs de la salle — et semble plus un jeu sur la couleur et la nuance qu’une véritable opération électrique.
Déjà, les repères se brouillent, ceux de l’exposition — les œuvres sont partiellement éclairées et n’existent qu’en présence des visiteurs —, et ceux de la lumière, renvoyée à une simple fonction esthétique et/ou ontologique.
Les œuvres sont donc à découvrir dans des conditions changeantes. La lumière n’est plus un faire-valoir mais accède à sa valeur propre, à son autonomie. Mieux, c’est même elle qui dicte sa loi aux œuvres exposées, via le flux spectateur.
Ainsi, toutes les œuvres et images présentées dans cette variation sur la lumière sont soumises à des difficultés d’appréhension et de perception. Ces dernières étant amplifiées par les thèmes et les formes des installations. Tobias Rehberger traite du «manque à voir» et de la perte. De l’impossibilité pour l’œil et le cerveau d’appréhendrer l’ensemble, et surtout l’essentiel, de ce qui les entoure.

81 Years est un film d’une durée de quatre-vingt-un ans, durée de vie moyenne d’un humain. Impossible à voir dans son intégralité, cette œuvre interroge la temporalité humaine : chaque visiteur est renvoyé au temps qui s’écoule sur l’écran de projection — le temps, c’est de l’image, puisque travailler son image extérieure, c’est lutter contre le passage du temps et fabriquer de l’apparence — et à un temps qui prend forme de façon subtile, par l’image.

Création du temps en direct. Création du temps par l’image. Et vice-versa. Car le temps crée aussi l’image.
Dans Paris Light Bungalow Dreaming, la proposition artistique présentée de nuit naît du temps lumineux du jour. Les matériaux de la structure absorbent pendant la journée la lumière du jour pour la restituer la nuit. Le jour n’est visible que de nuit — on retrouve ici peut-être l’esprit des travaux actuels de Louise Bourgeois où la jeunesse n’est exposable qu’à l’heure de la maturité —, et l’outil de transmission qu’est la lumière acquiert encore une fois son autonomie, son propre fonctionnement comme l’image du film 81 Years, comme les lampes de Reus.
Tobias Rehberger travaille donc autant sur la présence que sur l’absence, sur le creux — la structure vide de Paris Light Bungalow Dreaming — que sur le plein — la durée de 81 Years.

Les deux dernières installations, la Video-bibliothèque et Shining Shining Shining, complètent ce dispositif de réflexion. Ici, le «manque à voir» est allié à une profusion de formes et de matières. Une quinzaine d’écrans, tournés vers le mur, projette des films traitant de la perte, sous toutes ses formes : contenanceverlust (perte de contenance), tierlebenverluste (perte de vies animales)… L’absence de bande-son finit de brouiller la perception du spectateur — le seul film diffusé et invisible qu’il connaisse est Shining de Kubrick — qui se doit d’élaborer des hypothèses et des suppositions mentales. La lumière est ici témoin de présence et d’absence. Elle dit l’existence des images, sans pouvoir en dégager l’essence. Signe sans symbolique, le phénomène lumineux ne peut que signaler au spectateur que la vie a lieu, que les choses se passent.

Ainsi, avec Night Shift, le rideau se lève quand le soleil se couche. Mais, le monde alors dévoilé est celui du négatif, de l’intrigant, de l’incertain. Il s’agit d’enquêter sur ce que l’artiste donne à voir, ou plutôt sur ce que les installations lumineuses nous laissent voir et comprendre.

Tobias Rehberger
— 81 Years, 2002. Film (durée: 81 ans).
— Paris Light Bungalow Dreaming, 2002. Installation: tubes d’aluminium, film phosphorescent.
— Reus, 2002. Installation de 47 lampes, plaques d’acrylique, fil de fer.
— Shining Shining Shining , 2002. Film.
— Vidéo-bibliothèque, 2002. Installation et films.

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