ART | CRITIQUE

New York Zero Zero

PEtienne Helmer
@12 Jan 2008

Dans New York Zero Zero, Jérôme Schlomoff nous ramène au double zéro d’une catastrophe fondamentale: celle d’une ville qui ne se laisse plus habiter et oblige à l’errance ou à la chute

Si la grande ville a concentré les espoirs sociaux, politiques et économiques de la modernité, le Ground Zero ouvert à New York suite aux attentats du 11 septembre 2001 a témoigné à l’inverse de toute sa fragilité.

Que signifie donc habiter la ville aujourd’hui? Sous cette cicatrice historique qui balafre l’espace urbain new-yorkais, Jérôme Schlomoff nous ramène au double zéro d’une catastrophe plus fondamentale: celle d’une ville qui, aujourd’hui, ne se laisse plus habiter, et qui oblige à l’errance ou à la chute.
Son film de 21 minutes New York Zero Zero met à nu l’espace et le temps urbains dans toute leur force de déception: l’âge d’or est révolu, et la ville que nous présente Jérôme Schlomoff ressemble à une civilisation d’autrefois dont il n’y aurait plus que quelques rescapés.

La ville moderne ne peut donc plus être perçue que sous la forme d’un passé très ancien, presque mythique. En témoigne le procédé technique utilisé par l’artiste: celui du sténopé, c’est-à-dire de la camera osbcura adaptée au mouvement des images cinématographiques.
La lumière qui entre par le mince trou percé dans la caméra projette l’image inversée du dehors sur le film photographique que Jérôme Schlomoff fait défiler manuellement en elle, à vitesse variable.

Loin de la fluidité lisse du cinéma ordinaire, la continuité saccadée des images traduit ici un réel urbain incertain, sans point fixe où le regard puisse se poser et demeurer, et qui n’est pas sans faire songer aux débuts du cinéma muet. Cette impression est confirmée par la luminosité onirique du noir et blanc, ainsi que le grain épais et imprécis des images, comme le montrent les dix photographies tirées du film et exposées dans l’un des espaces de la Galerie Jousse.

Cette absence de fluidité des images traduit le manque de continuité temporelle et historique qui affecte l’expérience new-yorkaise, et plus généralement urbaine: il est très difficile de se souvenir de l’enchaînement des séquences du film, comme si l’histoire était abolie et que la mémoire elle-même était vouée à l’errance. S’il est difficile d’identifier les lieux filmés, il l’est tout autant d’identifier les moments. Ce brouillage des repères dit la solitude angoissante d’une ville omniprésente et pourtant inassignable. Elle ne se laisse plus habiter, et pourtant nous capture.

Dans cette ville presque fantôme, seules passent quelques silhouettes fugitives, qui se meuvent comme dans l’évanescence des rêves. Puis soudain un homme, en gros plan, bien plus identifiable: Jerzy Sulek, ancien architecte d’origine polonaise, que New York semble avoir happé puis rejeté sans l’avoir pour autant expulsé hors les murs. Ce sans abri figure en quelque sorte le dernier homme de la ville moderne. Rien n’est plus paradoxal qu’un architecte à la rue, comme si la créature urbaine avait conquis son autonomie et s’était rebellée contre son créateur.

Mais Jerzy Sulek est le seul être qui, dans le film, n’est pas en mouvement, ou qui du moins réussit à attirer l’attention de la caméra pour quelques minutes consécutives, comme s’il neutralisait pour un bref moment l’errance continuelle à laquelle New York condamne ceux qui la parcourent.
Il disparaît brutalement de l’image, puis revient enfin pour quelques secondes: la mémoire semble avoir reconquis une fragile parcelle de son pouvoir. La déchéance dans l’immobilité de Jerzy n’est donc peut-être pas uniquement à lire comme le résultat d’une violente aliénation socio-économique propre à la ville moderne : sous la déshérence à laquelle le monde contemporain condamne plus ou moins les hommes, le monologue en voix off de François Bon, qui prête ses mots à Jerzy, restitue en une syntaxe et une diction abruptes la parole nue par laquelle chacun de nous habite le silence des rues.

Traducciòn española : Santiago Borja
English translation : Laura Hunt

Jérôme Schlomoff :
— New York Zero Zero, 2006. Film sténopé. 35 mm, noir et blanc. 21 mn.

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