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Nathalie Elémento

Catherine Francblin. Ce soir, Nathalie Elémento est accompagnée de Carole Boulbès, historienne d’art et critique d’art, connue pour ses articles et chroniques dans Artpress, et auteure d’ouvrages sur l’artiste Francis Picabia, aux éditions Jean-Michel Place.
Alors que nous étions dans l’atelier de Nathalie, entourées de ses sculptures, ce titre s’est imposé à nous avec la force de l’évidence. Cependant, comme toutes les choses nées dans la fulgurance, il n’est finalement pas très facile d’expliciter l’argument que propose cet énoncé à la fois simple et énigmatique. Simple: on comprend immédiatement qu’il va être question ici de sculptures.

Mais, qu’est-ce que le vrai a à voir avec la sculpture ? Et si l’on s’en tient à cette notion de vrai, c’est-à-dire, en l’occurrence, aux objets réels, aux tables, aux chaises, bibliothèques… qui constituent notre environnement ordinaire et dont s’inspire le travail de Nathalie, pourquoi parler de sculptures, mot que l’on a coutume de réserver aux objets intouchables déposés dans les musées, intimidants autour, desquels on tourne pour les contempler à distance?

Et pourtant, Nathalie Elémento affirme très clairement: «je suis sculpteur»… Pour ajouter aussitôt, comme pour en apporter la preuve: «j’aime l’objet» Voilà la frontière sur laquelle se tient l’œuvre de Nathalie Elémento. Ou plutôt, voilà la frontière qu’elle déplace: celle qu’on a l’habitude de tracer entre la sculpture et l’objet usuel, —la frontière, plus précisément, entre la sculpture, soustraite à l’univers vulgaire du quotidien, et le meuble, destiné à un usage réel.

Une exposition de Nathalie Elémento donne à voir des objets curieux. Ces objets, fortement inspirés du mobilier, et qui semblent, formellement, avoir hérité de l’esthétique constructiviste, ou plus près de nous, de l’esthétique de l’art minimal, pourraient, aussi, compte tenu de leur caractère incongru, s’apparenter à certains objets surréalistes.
Qu’y voit-on ?
Des tables en bois à moitié encastrées dans des bibliothèques ou  dotées de multiples tiroirs insérés les uns dans les autres, des chaises accrochées aux murs., des interrupteurs géants tout à fait fonctionnels, un radiateur en forme de paravent, des cadres de tableaux chauffants, un bureau qui plie sous le poids d’un dictionnaire, une plante dont le tronc et les tiges sont faites de tubes.

Nathalie Elémento va vous présenter un diaporama de ses travaux. Elle a classé ses images selon sept angles d’approche, sept entrées qui représentent pour elle un déploiement de l’ensemble de son œuvre sous la forme d’un jeu des sept familles.  Cette manière d’envisager la présentation de son travail est significative de l’état d’esprit ludique qui l’anime en permanence. Cette relation privilégiée au jeu est un aspect important du travail de NE, et Carole  aura tout loisir d’y revenir.

Carole, suivant le travail de Nathalie Elémento depuis plusieurs années, qu’est-ce qui, de prime abord, t’a attiré dans sa démarche?
Carole Boulbès. Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est d’abord le merveilleux. L’insolite tient une place importante, et certaines pièces de Nathalie le sont. Enfin, troisième aspect que je retiens dans le travail de Nathalie: sa faculté d’aller à contre-courant. Peut-être ne sera-t-elle pas tout à fait d’accord avec mes appréciations, mais je trouve qu’elle a une force d’énonciation peu commune aussi bien dans ses œuvres que sa façon d’en parler.

J’apprécie également sa façon d’affirmer qu’elle est sculpteur, affirmation qui n’est pas simple si l’on prend en compte par exemple les écrits de Donald Jude. Ces derniers sont souvent cités lorsqu’on évoque la sculpture de type minimaliste. Ses textes de 1965,  De quelques objets spécifiques, nous renvoient dos à dos la peinture et la sculpture, et affirment que nous sommes dans une société où triomphent les objets en trois dimensions. Donald Jude évoque le thème «d’objet spécifique» pour qualifier sa pratique. Il est alors très étonnant d’être confronté à une jeune artiste qui affirme au contraire  être sculpteur, ne pas faire de l’installation et ne pas rechercher la troisième dimension.

Merci beaucoup Carole pour ce préambule. Nous allons maintenant  passer la parole à  Nathalie.

Nathalie Elémento. L’important étant d’essayer et non pas de réussir, je vais commencer par vous parler d’un concept que je ne suis pas parvenu à faire aboutir: Les sept familles.
La raison pour laquelle je n’y suis pas arrivée a été due au fait que par essence les cartes s’échangent, les mouvements sont circulaires et n’ont pas d’ordre défini. Mais la présentation de ce soir sera cohérente, aura un début et une fin.

En premier lieu, nous allons aborder l’exposition que j’ai faite à la Galerie Claudine Papillon, Decorum. S’installer et Déranger représentent deux familles. Voici un dessin caractéristique de tous mes centres d’intérêts. Ma vision sur les concepts autour du mobilier, de l’architecture,  de la sculpture, etc… s’incarne ici parfaitement: il s’agit de la représentation de ma maison idéale où tout élément s’adapterait à la fois aux parois, à l’intérieur et extérieur.

S’installer est composé de métal  et de résistances électriques: c’est un radiateur. Délivré est une bibliothèque  où l’on peut ranger de livres de manière horizontale ou les encastrer dans des socles.

Ont-ils donc une valeur fonctionnelle? Peut-on les utiliser?

Nathalie Elémento. Quelque soit l’étagère que l’on possède, on l’utilise mentalement, visuellement, mais chacun a une manière très particulière de le faire. La seule chose que nous avons tous en commun est que nous rangeons des livres.
Ce qui m’intéresse est d’analyser la manière d’aborder les choses et le quotidien. Par exemple, nous avons tous l’habitude de ranger nos livres alignés verticalement. Or, les titres sont la plupart du temps inscrits de manière horizontale.  Certes, les ranger de manière verticale facilitent leur prise, mais il est rare de prendre des livres toutes les cinq minutes. Nous ne sommes pas ici dans la notion de pratique mais dans celle «d’habiter les choses».
C’est le regard que chacun a par rapport à ses modes de lecture qui m’intéresse.

Conjonctions est un petit tableau qui est aussi un radiateur. Il faut évidemment le toucher pour se rendre compte de la chaleur, au risque de se brûler. Le concept de la chaleur est lié à celui de l’installation que je qualifierais «de dimension fixe», avec un souci d’aller à l’encontre d’une règle établie: celle d’interdire le public de toucher les sculptures. Qui en a décidé ainsi?

Ce n’est pas un propos que je conteste totalement car il faut savoir distinguer les différentes manières de toucher une œuvre. La sculpture a toujours été conçue pour être touchée avec respect. C’est un sens qui va avec celui de percevoir.
Il existe des usages du langage, du regard, du toucher…Il me semble donc important de pouvoir les utiliser.

Cette pièce, A bord perdu ou Angle mort, fait référence au tableau et à la dorure. La question ici est de savoir quel bord est véritablement perdu: le doré ou les trois autres?
Il s’agit ici d’une réflexion sur la décoration comme une œuvre d’art dans l’habitat. On dit souvent qu’une œuvre d’art chez soi ne décore pas une pièce. Mais soyons réalistes, nous ne les cachons pas. A titre d’exemple, avoir une plante chez soi ne fait pas de nous des jardiniers.

Coupé Collé équivaut à une petite table qui s’emboîte. Cette pièce très cubique, met en scène le concept de la distribution de l’espace. En effet, en termes de comportement, lorsque nous possédons une table basse, nous la mettons généralement au milieu d’une pièce. Tout le monde est autour et se penche au dessus pour saisir les objets. Cette attitude autour du mobilier est presque la même que celle autour de rien.
La place centrale est-elle la meilleure? N’est-il pas mieux de distribuer les espaces? Notamment lorsqu’on reçoit? L’appréciation du don et du recevoir est un concept selon moi très important.


Des livres fait référence au «mouvement n°2» : après avoir tordu la tête pour prendre un livre dans une bibliothèque, comme je l’ai précédemment expliqué, nous sommes obligés de le remettre en place. Pour cette pièce, non seulement nous ne les remettons pas en place, mais des formes de livres en bois servent à ranger d’autres objets.

Tu nous parles beaucoup des objets en faisant référence aux comportements des gens dans leur propre habitat. Est-ce ta principale préoccupation dans ton travail?

Nathalie Elémento. Il est vrai qu’il n’y a que les gens qui m’intéressent. Ceux qui regardent les tableaux m’intéressent aussi! (rires). C’est en fait la «psychanalyse» qui m’intéresse. Dans le monde de l’art, nous préférons parler de philosophie. Je trouve cela «moins vivant». Mais par «psychanalyse», je ne fais pas référence aux grandes théories, que je ne maîtrise d’ailleurs pas. C’est plutôt un rapport intérieur/extérieur, ce que l’on montre ou non, c’est la manière dont on se comporte autour d’un objet, comme autour d’une table par exemple.

Il existe également des personnes qui ont des faux livres dans leur bibliothèque, car ils ont par exemple de belles reliures. Est-ce que ce type de relation t’intéresse aussi?
Nathalie Elémento. Beaucoup moins, car cela relève de l’apparence. Mais pour revenir à mon travail, je veux montrer que pour un objet, un petit détail peut lui faire prendre un sens totalement différent. Par exemple, la manière d’ouvrir une porte change complètement la manière d’aborder les choses. Cette réflexion relève tout simplement d’une constatation personnelle.

Ton travail est intéressant dans le sens où l’on ne se pose pas la question de la dimension. D’habitude, lors des autres conférences, nous demandons souvent aux intervenants la dimension des pièces qu’ils présentent. Ici, la référence au mobilier nous donne automatiquement le sens de ce que tes pièces représentent.
Mais tes «interrupteurs» rompent avec la notion d’échelle. Ils ont une dimension plus grande qu’à l’ordinaire.

Nathalie Elémento. Il existe en effet deux séries. L’une des deux, Blanche Neige et les sept nains, devait être au départ un grand interrupteur blanc, nommée Kasimir, en hommage à Kasimir Malevitch, et qui mesurait un mètre sur un mètre. Le concept de Blanche Neige et les sept nains est celui de mélanger sept couleurs (sept petites interrupteurs de sept couleurs différentes) pour donner du blanc (le grand interrupteur blanc).
Ces sept interrupteurs fonctionnent et font 35 cm sur 35. C’est avec cette pièce que commence véritablement la famille Deuil et Mouvement.

J’adore faire des parallèles, c’est-à-dire tirer de deux situations des similitudes pour en dire autre chose. Nous sommes dans une époque où tout doit disparaître. Je trouve qu’à  force de ne plus rien dire, d’éteindre la lumière sans l’éteindre, de dire merci sans véritablement le penser, d’aimer sans dire «je t’aime», etc… Nous ne ressentons plus rien.

Ici, allumer et éteindre la lumière renvoie à la question: «Qu’est ce que cela signifie lorsqu’on rentre et que l’on dit rideau?» Je veux faire comprendre que la journée est terminée, finie. Blanche Neige et les sept nains veulent ainsi être distribués dans une maison de telle sorte à ce qu’il y  ait la chambre bleue, rose, verte, etc…
Personnellement, si j’avais une maison avec une chambre rose, un salon vert, des toilettes jaunes, j’aimerais avoir des objets et des éléments qui vivent dans la pièce, qui ne disparaissent pas, comme des interrupteurs aux couleurs de la tapisserie.

J’ai précédemment signalé que ton travail était inspiré des constructivistes, de l’art minimal, … Lorsqu’on regarde les images que tu nous présentes, il est clair que tes sources sont rattachées aux modernistes comme Malevitch. Mais est-ce Malevitch le peintre ou le sculpteur?
Nathalie Elémento. C’est Malevitch tout simplement. Nous ne pouvons pas séparer l’un de l’autre.

Carole, que t’inspire cette relation entre Nathalie Elémento et Malevitch?
Carole Boulbès. C’est beaucoup plus qu’un aveu. Une des œuvres de Nathalie de 1995, intitulée Carré blanc dans cadre blanc est une référence directe du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, exécuté en 1919.

Nathalie m’a souvent évoqué la notion de cadre, dont le souci premier est d’en sortir. Malevitch était effectivement quelqu’un qui était sorti du cadre aussi bien par ses Architectones que par ses autres réalisations. La référence au blanc, très présente dans le travail de Nathalie, le fut également dans celui de Malevitch comme le souligne Suprématisme, texte également écrit en 1919: «En ce moment, le chemin de l’homme prime par l’espace, le suprématisme sémaphore de la couleur se situe dans son abîme infinie. La couleur n’est qu’un outil.»

Nous avons je pense une des clés pour saisir le fait que la couleur est souvent absente. En revanche, tu affirmes Nathalie que le mélange des couleurs lumineuses produit le blanc. Cela signifie que les couleurs sont latentes dans ton œuvre. Elles sont présentes sous la forme d’une synthèse abstraite à tes yeux.

Deuxième aspect: l’humour de Nathalie. Prenons l’exemple du Kasimir blanc, à ne pas confondre avec le personnage télévisuel, héros des jeunes enfants.

Aspect suivant important: son amour du travail d’Hélène Grey. Nous sommes ici dans l’architecture et le design moderne. Elle a réalisé ses pièces les plus spectaculaires et les plus connues dans les années 20.
Hélène Grey menait de front ses différentes activités, comme la plupart des modernes, que ce soit Le Corbusier, Prouvé, … Ce sont des personnes qui avaient à la même époque une conception globale de l’architecture moderne, et dessinaient aussi bien des meubles que des tissus ou des tapis.

Enfin, pour rebondir sur les propos de Catherine, qui affirmait une sorte de contradiction entre la fait d’être sculpteur signifiant la préciosité, et le fait d’aimer les objets renvoyant plus ici au mobilier. Tout ceci se résout très facilement si l’on se rattache par exemple au travail de Brancusi que Nathalie apprécie.
En léguant son atelier à l’Etat, aujourd’hui reconstitué près de Beaubourg, l’artiste nous offre une vision globale de la sculpture dans l’espace. Il ne voulait pas voir son travail démembré ou détruit. C’est aussi une dimension essentielle pour Nathalie et cela se devine lorsqu’on se rend sans son propre atelier: les sculptures qu’elle produit font véritablement parties de sa vie.

Nathalie Elémento. Un fond en commun est une autre famille, avec ici une petite pièce Apprendre à marcher et des modèles Apprendre à marcher. L’idée relève de la notion mentale où l’on se demande qui se sert de l’autre? Quand on apprend à un enfant à marcher par exemple, je me demande qui s’appuie sur l’autre et pourquoi? C’est ce renversement de situation qui m’intéresse ici.

Héritage familial est une pièce pour laquelle j’ai demandé à mon  prototypiste de la reproduire de manière impeccable. Est ici entré en scène la question de modèle ou de copie.

Pour nous deux est issu d’une réflexion sur la vie dans un petit espace, où le concept d’habiter prend-il  le moins de place? La réponse est au milieu, mais cela reste invivable car c’est une sculpture. Ce rapport à la présence est invivable. C’est comme cela que l’on se rend compte des choses.

Le Banquet représente douze tables et deux rallonges principales qui s’emboîtent. Tout ceci correspond un peu à la mémoire des corps qu’il y  aurait autour d’une table. Entrent en compte des notions sociales et de respect. Tout le monde sait par exemple que l’on ne se tourne pas le dos. Au bout d’un moment, les gens s’entrecroisent, des groupes se forment… Selon des personnes la place la plus importante dans un banquet est celle qui trône.

Voici une période plus ancienne de mon travail: Jeux de construction. C’est une période où je travaillais seule, je réalisais tout moi-même, tout était donc très «bricolé». A, NA, LY, SE est un scénario: Je réalise régulièrement une pièce que je considère comme l’erreur du débutant, mais qui est le point de départ d’une histoire que je développe.
Ici, nous avons une chaise qui cherche désespérément son cadre. Après avoir essayé différentes positions, elle finit par découper ce cadre et se pose dessus. Nous retournons ici au concept du socle et en même temps à celui de l’absence du socle, sujet qui me tient à cœur.

Tu es donc passée de la fabrication d’éléments parfaits, comme si ils étaient conçus industriellement, à une méthode plus «artisanale». Peux-tu nous dire comment tu travailles tu aujourd’hui par rapport à l’époque où tu utilisais des matériaux qualifiés de «pauvres»… Nous parlions justement de cette dimension «fait main»… Aujourd’hui, tu fais fabriquer les objets. Existe-t-il une différence selon toi entre ces deux époques? Pourquoi es-tu passée de l’une à l’autre?
Nathalie Elémento. La première différence est le fait que j’ai vingt ans de plus… En réalité, comme je vis réellement avec mes sculptures, je suis embêtée par exemple de laisser une trace sur l’une d’elles lorsque j’y pose un objet. Les sculptures sont trop souvent perçues comme revêtues, alors que pour moi, elles sont en fait à l’état brut, elles ont leur propre «peau».

Aujourd’hui, un certain nombre d’artistes «louchent» de plus en plus vers le mobilier, et nous avons du mal à définir s’il s’agit d’une sculpture ou de mobilier…
Nathalie Elémento. Mais pour moi, tous les objets, comme les meubles sont des sculptures. Sinon, nous aurions tous les mêmes.

Justement Carole, comment selon toi, Nathalie Elémento se situe-t-elle par rapport à cet état d’esprit actuel de détournement d’objets de design vers la sculpture? Comment vois-tu cette relation avec d’autres artistes qui ont des pratiques similaires, même si l’on comprend bien que Nathalie a produit ce travail beaucoup plus tôt?

Carole Boulbès. C’est un problème de fond. Il est vrai que Nathalie ne souhaite pas produire de readymade. Dans ses créations, peu de citations sont présentes, hormis Kasimir par exemple. Il n’y a pas de reprise de formes déjà connues.

Pour mieux me faire comprendre, je citerais le travail de Bertrand Lavier, à qui il arrive fréquemment de prendre des objets tout fait et de les mettre ensemble pour voir ce que cela peut créer. Ou encore Mathieu Mercier qui détourne, transforme des objets… Il existe de nombreux artistes qui citent directement les références du passé pour les déformer, les détourner. Cette problématique, mis à part la citation à plusieurs reprises de Malevitch, est assez peu présente dans le travail de Nathalie. Exception peut-être Nathalie avec ton projet de travailler sur une œuvre  d’Hélène Grey?

Nathalie Elémento. Je travaille effectivement depuis longtemps sur un projet compliqué que je nommerais Hommage à Hélène Grey, car je ne me permettrais jamais de détourner de manière sarcastique son travail.

Carole Boulbès. Cela est étonnant par rapport à notre époque. Je suis habituée dans mon travail à une approche appropriationiste, où la citation est constante. Le travail de Nathalie est encore une fois différent: la citation fait peut être ici figure de bonne élève, jouer sur le fait qu’on reconnaît l’objet. La référence au passé sert parfois à critiquer et non à enjoliver. Nathalie se situe à distance de ces approches mais elle déclare «Tout a été fait dans le musée, la maison reste donc un champ d’investigation possible». Cela nous renvoie au concept du mobilier, du design, même si tu contestes ce terme Nathalie.

Nathalie Elémento. Le terme «maison» ne renvoie pas au design.

Carole Boulbès. Oui mais ce sont les objets de la maison qui sont concernés.

Nathalie Elémento. Non justement…

Carole Boulbès. Mais je vois là un paradoxe qui m’intéresse: d’un côté le refus de s’approprier les objets et de l’autre s’en servir…

Nathalie Elémento. Entre, est une chaise d’une grande chaîne de mobilier. Cette pièce est issue d’une opération fréquente dans le monde de l’art, où l’on donne un même objet à différents artistes et l’on demande d’en faire quelque chose. Ayant produit auparavant de nombreuses chaises, j’ai eu envie cette fois de réaliser la boîte qui contient la chaise. J’ai réalisé une boîte de luxe pour une chaise laide, une sorte de coffret.

Carole Boulbès. Nous pouvons ici difficilement éviter la notion de citation, d’appropriation.

Nathalie Elémento. Si pourquoi? L’appropriation de quoi?

Pour moi Nathalie, tout est appropriation.
Nathalie Elémento. Je cite beaucoup en fait. Le problème de la citation n’est pas le fait qu’elle m’agace. De toute façon c’est mon métier, donc il est évident que je discute en permanence avec mes pairs, donc mettre l’accent sur cela a peu d’importance pour moi.

Mais tu fais forcément référence à l’environnement qui t’entoure.
Nathalie Elémento. Oui, j’y suis obligée.

Mais ce n’est pas sous la forme d’une citation précise ?!
Nathalie Elémento. Au risque de paraître vieille école, lorsque on est artiste, nous n’avons plus tellement l’habitude de dire «je», mais nous avons nécessairement quelque chose à dire.
Que veut-on alors rajouter lorsque l’on cite? Cela relèverait plus alors du domaine de la perception. Percevoir les choses différemment et les montrer dans ces usages, c’est parler de son ressenti. On s’est donc approprié un objet que l’on a transformé. Mais juste prendre un objet historique, le transformer… pour quoi faire? Pour le critiquer?

Carole Boulbès. Cela dépend de qui on parle. Le mouvement moderne a souvent été détourné de cette façon là. C’est cela qui m’intéresse car tu cites quand même des grands noms du courant moderne comme Hélène Grey. Ces références sont forcément prises et détournées, mais comme pour nous signaler que l’on a assez vu les créations modernes et qu’il faut désormais passer à autre chose. Il existe forcément différents degrés de citations.
Je veux ajouter que dans ton travail Nathalie, existe une remise en question du design, plus apparente dans les pièces récentes que celles montrées ce soir. Cette façon d’ironiser sur les solutions de rangement…

Nathalie Elémento. Humour oui mais ironie, non. Ironie est un terme négatif, voire méchant.

Carole Boulbès. Mais «ironie» tourné vers soi comme une façon de s’attaquer à soi-même.

Nathalie Elémento. Dans ce cas, oui, c’est totalement ironique. Mais c’est un terme que je n’apprécie guère quand même.
Pour revenir aux citations, dans tous les domaines de la société, comme celui de la banque par exemple, nous avons l’impression d’être tous différents alors que nous avons pleins de choses en commun, et particulièrement cette manière d’être, de jouer. Je parle de jeux sociaux comme la politesse. Ce soir par exemple, nous sommes tous polis car j’explique et vous écoutez.
Tout le monde joue à ces jeux obligatoires. Mais il n’existe pas d’ironie. Ce qui m’intéresse, c’est faire le parallèle de tout ceci avec ce rapport au ressenti et à l’histoire du regard, car nous n’en parlons pas assez non plus, et la sculpture, c’est l’histoire du regard.

Un point essentiel dans ton travail sur lequel il faut revenir: ton rapport à la psychanalyse. Les titres de tes pièces sont subtils et montrent que tu joues avec les mots en permanence. Lorsque tu parles de tes objets, nous ressentons la dimension psychologique que tu leur donnes.
D’où vient alors cet intérêt pour la psychanalyse? Tu es une grande lectrice, tu travailles sur le livre dans ta sculpture. Que peuvent donc apporter à ton travail la lecture de Lacan ou de Mélanie Klein ?

Nathalie Elémento. Je me sers de ces lectures rien qu’avec le mot «objet», dans le sens où je considère qu’un objet n’est pas seulement palpable. C’est comme une image. Les plus belles images que nous avons tous en commun ou non, ce sont nos rêves par exemple.
Et tout ceci ne relève pas de l’histoire de l’art, bien que nous parlions d’images, de présence ou d’absences de cadre, du mouvement, etc… C’est ce parallèle qui m’intéresse véritablement.

Je réfléchis en même temps que je travaille. Je pense qu’il est bon de s’observer et de prendre un peu de recul à plusieurs reprises, pour se rendre compte et savoir ce que l’on fait. Le problème dans le travail d’un sculpteur —et je tiens à ce terme— est que c’est un travail long. Savoir prendre du recul, analyser ce que l’on fait nous fait avancer.

Le travail dans la maison m’intéresse. Le parquet d’une maison des années 70 se détériorait à un endroit précis. Au lieu d’éviter un endroit où tout le monde risque de tomber en le cachant, j’ai décidé de le rendre visible, en fabriquant un petit cube. Nous ne marchons plus dessus car nous voyons que c’est un obstacle. Pour moi, ce qui ne va pas doit être visible, être perceptible. Mais nous avons tous des usages différents de la perception.

Faire surgir le nœud du problème: faire apparaître les choses.
Nathalie Elémento. J’ai lu un ouvrage justement sur les modalités de percevoir, voir, parler…, livre de Jean-Baptiste Pontalis, Passé-Présent. Quelqu’un raconte que chaque étape du processus et du mode de pensée récupère toujours quelque chose de la précédente. C’est-à-dire, nous ne pouvons pas parler sans avoir d’images, même si l’on ne s’en rend pas compte. Si nous disons par exemple «Toucher», cela signifie «sentir-toucher».
La sculpture relève aussi de certains silences qui sont de l’ordre du visible. Je pense que certaines absences sont véritablement visibles. Cela relève de l’arrêt sur images, mais avec la possibilité d’avoir plusieurs angles de vue. C’est pour cela que je pense qu’un objet juste qui raconte quelque chose est perceptible et cela suffit.

Carole, le travail de Nathalie par rapport à la psychanalyse semble considérer l’image comme une entité très silencieuse et qui crée dans le même temps une sorte d’apparition. Qu’en penses-tu ?
Carole Boulbès. Il est vrai que cette dimension psychologique —et je préfère ce terme à celui de « psychanalytique »—… 

Nathalie Elémento. Immobilité psychique…

Carole Boulbès. (rires) Cette dimension est présente dans le titre de ses œuvres qui sont plein d’humour. Par exemple, Héritage familial, Kasimir blanc, Pour nous deux, Sous le poids de la culture… Et puis je me suis souvenue du journal que tu avais tenu à la Villa Médicis, et qui s’intitulait Même pas vrai. J’y ai trouvé un lien avec le titre de notre rencontre de ce soir.

Ainsi nous pouvons comprendre qu’il s’agit de métaphores des relations humaines. Nous l’avons très bien saisi quand tu nous as expliqué le Banquet: au bout d’un certain temps, les gens se tournent le dos, des groupes se forment. C’est également le cas lorsque tu nous expliques que la table «plie» sous la culture. Il s’agit de plier mais pas de rompre. Nous sommes donc sans cesse dans un jeu métaphorique, que l’on prend plus aisément par le biais du titre, mais sans être totalement clair.
En juxtaposant tous les titres, tu n’arriverais pas à reconstituer un récit. Ce serait un récit très énigmatique.