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Natacha Nisic

PPierre-Évariste Douaire
@12 Jan 2008

En filmant les mains de son héroïne, Nisic saisit ses manières et ses états d’âmes, et traduit ainsi le caractère de notre époque. Les mouvements sensuels et codifiés apparaissent comme des vanités modernes.

Deux photographies côte à côte et deux écrans plasma l’un en face de l’autre accueillent le spectateur dans le second espace de la galerie. Les murs sont blancs et la disposition de ces quatre images, argentiques et écraniques, est très design, tendance zen, new age. Quand on regarde les deux photos en face, on peut suivre sur les côtés les saynètes filmées dont elles sont tirées. Fonctionnant comme les vidéogrammes du film Phi Phong, les deux portraits ouvrent l’espace comme on dresse une table dans les restaurants à la mode.

La vidéo en deux séquences que diffuse les deux téléviseurs met en scène une jeune fille asiatique, Phi Phong, dans deux activités différentes mais animée par un même mouvement. Sur l’écran de droite elle est esthéticienne, elle manucure les ongles de ses clients; à gauche, elle est mannequin-main pour la publicité d’un hamburger bio. Elle est tour à tour l’employée en blouse blanche et faire-valoir pour un nouveau plat Fooding.

Les deux registres du film, la publicité et les soins du corps, sont traversés par la même attention portée aux gestes de la main. Dans les deux cas, la main est la star qui est mise en lumière, elle est le personnage principal de ces deux courts métrages. Elle est pouponnée, maquillée pour le soin de la prise de vue, au même titre que le produit dont il faut vanter les mérites. Le hamburger, symbolique facile du fast food et de la malbouffe, est traité avec les mêmes égards, les mêmes instruments que ceux utilisés dans la cosmétique. La pommade, le fond de teint sont là pour le rendre comestible, crédible mais surtout photogénique. Des grains de sésame sont rajoutés à la pince à épiler, le pinceau de maquillage sert à souligner un effet, le relooking se déroule devant nos yeux.

Les mêmes gestes sensuels et précis se retrouvent dans l’autre écran. L’esthéticienne prend soin des mains dont elle s’occupe. Ces dernières retiennent toute l’attention de la caméra. Depuis les écrits de Rosalind Krauss l’index est devenu photographique, par extension on peut appliquer cette modalité à l’ensemble de la main. Au début du XXe siècle les enseignes pour les laboratoires photographiques étaient des mains avec un index tendu, parfois c’était une flèche qui indiquait la boutique du portraitiste. Le principe de l’index étendu à l’ensemble de la main a pour fonction de pointer, de faire circuler. Le premier à l’avoir compris et théorisé dans la peinture est Giotto. Dans les fresques consacrées à Saint-François, le passage d’un tableau à l’autre se fait par l’intermédiaire d’une gestuelle des bras et des mains. Le spectateur devient un lecteur passant d’une case à l’autre pour suivre cette hagiographie picturale.

La main que filme Natacha Nisic reprend cette tradition de la main indicatrice, mais l’artiste insiste surtout sur l’aspect identitaire de cette partie de notre corps. En peinture, une esquisse ou un croquis sont frappés d’incomplétude, alors qu’un détail en photographie est porteur de sens. L’objectif de l’appareil cadre, il sélectionne le réel et construit une identité. La redécouverte des ruines au XIXe siècle, et l’intérêt que suscite l’archéologie a permis de valoriser le fragment. Le détail en photographie marque la présence du double.
Natacha Nisic nous présente notre double écranique et publicitaire. Le Nez de Gogol ou La Main de Maupassant ont ouvert la voie à l’émergence de l’inconscient avant Freud. Les romanciers du fantastique ont participé à écrire cette archéologie de l’inconscient. La photographie est double, elle est prise entre sa pellicule négative et son tirage positif. La psychanalyse a permis scientifiquement d’explorer les intuitions des nouvellistes et des photographes scientistes. Sa naissance en 1895 est marquée encore une fois par la gémellité, le cinématographe est inventé la même année. Ces deux méthodes, ces deux techniques ont permis à l’homme d’appréhender son altérité, elles lui ont permis d’apprendre qu’il était double.

Natacha Nisic interroge notre altérité à travers des manières et des poses. Phi Phong par sa gestuelle et ses affects nous oblige à nous arrêter sur les détails de notre quotidien, sur les fragments de nos valeurs. Notre condition n’est pas duelle, nos comportements sont affectés d’une multitude de gestes. Notre époque nous projette dans un monde maniériste ou le corps est désormais cloné sur papier glacé.

Natacha Nisic
Hand-Maid : une publicité, 2004. Photo couleur. 110 x 110 cm.
Hand-Maid : La manicure, 2004. Photo couleur. 110 x 110 cm.
Phi Phong, 2004. Vidéo sur DVD. 7’.

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