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Myth

En 2007, Sidi Larbi Cherkaoui reprend le travail sur sa trilogie, dont Myth est le second volet. Quatre ans ont passé depuis Foi, œuvre tourbillonnante, d’une grande générosité, premier jet d’une matière brute, foisonnante, débordant d’un élan œcuménique, d’une volonté d’embrasser les quatre coins du monde. Le chorégraphe est désormais maître de ses moyens pour canaliser cette énergie folle, le trait s’affine. Les personnages sont les mêmes et pourtant changés, parvenus à maturité. Ils ont atteint le statut d’archétypes. La musique, toujours performée en live, reste dans un seul et même registre. Obstinée et fervente, elle pousse danseurs et public dans leurs retranchements.

Pour évoquer la profusion de tableaux vivants qui happent nos sens et réveillent une sensibilité à fleur de peau, du fait même qu’ils ressuscitent des topoï chrétiens et des mythes du monde occidental, nous allons convoquer la maestria de Hieronymus Bosch. Si les danseurs de Myth empruntent leurs traits aux mangas d’Osamu Tezuka, dans la démesure de leurs attributs, ils semblent avant tout donner chair au triptyque Le Jardin des délices du peintre néerlandais. Ses 3 volets — Le Paradis (à gauche), Le Jardin des délices (au centre) et L’Enfer (à droite) – pullulent de figures canoniques ou apocryphes, la matière même des mythes, qui s’enlacent dans des suites d’actions sans liens directs, flottent dans un temps immobile, suspendu.

Ce sentiment d’être dans une salle d’attente immense, d’où tout départ est impossible, frappait déjà les esprits dans la création antérieure. Avec Myth, la voix impersonnelle qui émettait, amplifiée, des messages en langues étrangère s’est tue. Les personnages ont pris acte de leur situation suspendue. Sidi Larbi Cherkaoui pose un cadre. Ce pourrait être une grande bibliothèque avec ce symbolisme très marqué du livre et de la culture écrite, mais le décor est miné par des entrées et des sorties surprenantes, des tunnels et des passages secrets, des voies d’aération par lesquelles les danseurs glissent comme des ombres. C’est un espace perméable à cette qualité autre qu’introduit la danse.
Une grande porte restera fermée tout au long de la pièce. Elle ne s’ouvrira qu’une seule fois, pour se refermer aussitôt sur une figure christique traînant avec elle, en une grappe informe, l’ensemble de danseurs. Ce pourrait être la porte du Purgatoire. Elle rappelle étonnement les volets clos du triptyque de Hieronymus Bosch. Et tout comme dans la peinture du maître flamand, fait de nous les témoins envoûtés par la peur du vide.

Le chorégraphe ne laisse aucun moment de répit, l’œil est constamment attiré par telle silhouette qui rampe furtivement sur une paroi en hauteur, tel couple suspendu à l’iconographie du Tarot, des détails qui recèlent la puissance protéiforme des mythes sur lesquels est construite la civilisation occidentale.

La danse irrigue ce bestiaire. Son pouvoir de fascination est à rechercher au niveau des textures — dans les voix, dans les rythmes, dans les corps, trop grands, trop maigres, animaux ou maladifs —, des instants à la limite du supportable. Puis une couche s’ajoute et nous sommes complètement emportés. Des noyaux d’histoires se cristallisent autour de chaque personnage: la tantie martiniquaise de Foi s’est métamorphosée en travesti glamour, brillant de tous ses feux sur scène, la poupée Barbie en une intellectuelle sévère, à cran sur ses certitudes, férue de psychanalyse. La mama piémontaise, qui cherchait en pleurs son fils perdu, réitère une relation d’attraction et de rejet envers sa progéniture, enfantée sur scène. Quant au jeune homme grassouillet, il assume définitivement son sort de perpétuel prétendant et trouve sa promise dans un personnage à mi-chemin entre la dégénérescence génétique et la ferveur religieuse.

C’est tout un monde visible, les clichés prennent chair au contact des corps de noir vêtus, qui fourmillent, rampent, glissent, collent à la peau, collent aux murs et parois. Il y va d’une confrontation avec la part d’ombre qui guette dans les recoins de la conscience. Une parole de sagesse orientale ouvre la pièce, des phrases de Dante (Purgatorio II 79), d’Henry Miller, de Leonardo da Vinci jalonnent les quatre chapitres. Les idées prennent corps, les danseurs ne sont plus les anges aux couleurs claires de Foi, ils mènent une danse à la texture informe, innomée – telle l’indétermination du titre, Myth – car tout entière dans la démesure, gluante, foraine, sauvage.

Sidi Larbi Cherkaoui semble avoir trouvé ici le mélange explosif, en déchaînant la ferveur des carnavals médiévaux, moments hautement transgressifs. Il touche à des choses enfouies et encore étonnement puissantes. Dangereuse est la manière dont il les fait résonner dans une déferlante de musique archaïque, dans des rythmes basiques, clairs, immuables comme les battements du sang dans les tempes.

— Chorégraphie et mise en scène: Sidi Larbi Cherkaoui
— Assistante chorégraphe: Nienke Reehorst
— Scénographie: Wim Van de Cappelle, Sidi Larbi Cherkaoui
— Avec: Iris Bouche, Ann Dockx, Damien Fournier, Alexandra Gilbert, Milan Herich, Damien Jalet, Peter Jasko, Ulrika Kinn Svensson, Satoshi Kudo, Christine Leboutte, Laura Neyskens, James O’Hara, Mark Wagemans, Darryl E. Woods et l’Ensemble Micrologus
— Direction musicale: Patrizia Bovi
— Musiciens de l’ensemble Micrologus: Mauro Borgioni, Patrizia Bovi, Goffredo Degli Esposti, Gabriele Miracle, Gabriele Russo, Simone Sorini, Leah Stuttard
— Conseil dramaturgique: Guy Cools, An-Marie Lambrechts, Joel Kerouanton
— Création costumes: Isabelle Lhoas, Frédérick Denis
— Création lumières: Luc Schaltin