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My Deer (Massacres)

PNicolas Villodre
@17 Sep 2008

La beauté de la pièce tient à la grâce de ses deux interprètes. Mais pas seulement : les gestes sont paisibles, les trajectoires impeccablement dessinées, la dysnarration ne fait qu’exciter la curiosité. La parfaite exécution fait le reste.

Paradoxalement, le Musée de la chasse et de la nature, labellisé « musée de France » depuis quelques années, partagé entre le Marais parisien et la fortification de Chambord, institution censée célébrer, sinon le plus vieux métier du monde, du moins l’une des activités les plus archaïques par les moyens les plus divers — armes, trophées, animaux empaillés, tapisseries, représentations de la faune à travers les âges — fait la part belle à l’art contemporain. Toutes proportions et chasses gardées, c’est un peu comme si l’Opéra de Paris programmait les performances butô d’Ai Suziki et Pascal Baes…

Donc, ce remarquable établissement a coproduit avec le Cnd une création des performeuses-plasticiennes Katia Feltrin et Vanessa Le Mat intitulée My Deer (Massacres) dont nous avons vu l’état d’avancement en septembre 2008 à Pantin.

Les deux jeunes femmes souhaitent donner une forme « multimédia » à leur projet qui est à la fois une réalisation filmique, une transcription photographique et une performance scénique. Selon nous, telle quelle, la chorégraphie se suffit à elle-même. Elle est suffisamment aboutie et a trouvé un équilibre assez juste entre le spectaculaire et le déconstruit, le travail gestuel et l’aspect léger de l’entreprise, le minimalisme et le divertissement récréatif. Pour l’instant, la musique répétitive est bricolée d’un riff de trois accords de guitare électrique saturés, comme celui du standard On the Road Again de Canned Heat auquel on a juxtaposé une altération du leitmotiv musical un peu énervant conçu par Ennio Morricone pour le film de Sergio Leone : Il Buono, Il Brutto, I Cattivo.

Curieusement, ce film de série B, considéré par la critique de cinéma des années soixante comme un produit subculturel, vulgaire et farcesque, est réhabilité quarante ans plus tard et sert de point de départ à une œuvre chorégraphique grave, sage, appliquée. Le film, comme tout objet au bout d’une période de purgatoire, est lustré par la patine du temps. Ce n’est évidemment pas la première fois que le cinéma sert de tremplin à la danse. Les premiers disciples de Diaghilev avaient déjà eu recours au ralenti, au geste défilant à l’envers et à une composition épousant la logique du montage dans certains de leurs travaux.

Katia et Vanessa recourent volontiers au vocabulaire cinématographique pour expliquer leur démarche et parlent de « dramaturgie », « séquences », « perspectives », « travelling », « plan fixe », « plan large », « plan moyen », « plan rapproché », « gros plan », « cadre », « cadrage », « western ». Leur pièce suit aussi une logique autre, une temporalité assez étrange et un déroulement constamment brisé, différé, perturbé.

On sait depuis Edwin S. Porter que le temps diégétique, au cinéma, n’est pas celui de la fabrication du récit. Mais, malgré tout, malgré ses hiatus, ses césures et ciselures, My Deer s’inscrit dans un continuum fascinant dont on a du mal à distinguer ce qu’il faut considérer comme « in » et ce qui est vraiment « off », « on air » et « off the record » (la notion de « hors champ », c’est, nous semble-t-il, encore un autre problème). Ce doute fait tout le charme de la pièce. Nous en avons goûté trois parties : la phase des « balbutiements », celle du « désir mimétique » et la « prise de conscience de l’identité ». Manquait encore la séquence du « duel » qui constituera la quatrième partie de l’œuvre. Au lieu de parler de « duel », les auteures préfèrent employer le mot « triel » (on a évité celui de « truel ») qui renvoie à une conception dialectique, dynamique, en même temps que tragi-comique de cette fable (l’esprit de La Fontaine n’est pas bien loin).

La beauté de la pièce tient à la grâce de ses deux interprètes, bien entendu. Mais pas seulement : les gestes sont paisibles, doux, nonchalants. Les trajectoires, parfaitement dessinées, sûrement décidées. La discontinuité, la dysnarration, l’analyse ne font qu’exciter la curiosité, ce qui n’est déjà pas mal. La parfaite exécution fait le reste. On ne se sent aucunement sevré du legato que certains aficionados exigent de la danse. La composition est miroitante (Diane se dédouble), plastique (sculpturale, dans tous les sens du terme) et fine (spirituellement parlant). On attend donc avec intérêt la résidence des deux amazones in situ, dans la forêt, du côté de Chambord, en période de duel ou, plutôt, de brame…

— Conception et interprétation : Vanessa Le Mat et Katia Feltrin

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