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Mouvement n°23

Des habits de deuil et une question : Qu’ils crèvent les artistes ? Si l’abord semble triste, le contenu met plutôt en joie : Bruno Peinado, Carlos Amorales, Bas Jan Ader, Aernout Mik et un cahier spécial : les artistes et la ville. Sans oublier, en ces temps estivaux et en ces temps de crise, un soutien aux arts de la scène (Avignon, Aix, Marseille).

— Rédacteur en chef : Jean-Marc Adolphe
— Éditeur : Mouvement, Paris
— Parution : juillet-aoüt 2003
— Format : 30 x 22,50 cm (inclus le supplément musiques Octopus)
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 112
— Langue: français
— Prix : 6 €

Édito : Qu’ils crèvent, les artistes ?
par Jean-Marc Adolphe

Certes, c’est un peu grave, comme titre, même si derrière l’inquiétude qu’il manifeste, nous adressons aussi un clin d’œil malicieux à feu Tadeusz Kantor, auteur d’un spectacle éponyme, en 1985. Plus radical (ou plus lucide) que nous, Kantor s’était dispensé du point d’interrogation.

En plus, ce titre-là, on vous l’a déjà fait. Mais on a une excuse ; c’était avant, à une époque où Mouvement balbutiait et n’avait pas encore trouvé le chemin des marchands de journaux. Concrètement, c’était en octobre 1996. Il se passait quoi, à ce moment-là ? Vers la fin de l’été, Jean-Louis Debré, alors sinistre de l’Intérieur, avait fait expulser à la hache les sans-papiers de l’église Saint-Bernard ; Didier-Georges Gabily avait eu la mauvaise idée de ne pas se réveiller d’une opération à cœur ouvert (il avait 41 ans et laissait en plan les répétitions de Chimère et autres bestioles) ; et un sondage dans Libération nous apprenait que 51% des Français partageaient certaines idées du Front national.

L’éternel retour, quoi. On pourrait reprendre mot pour mot un texte tonitruant (en 1994) de Gabily, Cadavres, si on veut, où le dramaturge-écrivain vilipendait les « cadavres de la société libérale avancée-en-état-de-décomposition-avancée. (…) Dans cette société-là, on ne pourra plus faire ce que nous, nous appelons “du théâtre”. Cette société-là n’adhère qu’au spectacle qu’elle nomme par abus de pouvoir “théâtre”, n’adhère qu’à la réitération du même sous ses formes les plus triviales », etc. Les temps n’ont pas changé, mais il y a du nouveau. Dans les années quatre-vingt-dix, en dehors du Poitou, pas grand monde ne connaissait le démocrate-libéral Raffarin, son génie (sans bouillir) du marketing politique, et son talent dans le maniement du coupe-coupe, à l’égard des futurs retraités, des salariés du pas assez rentable service public, des enseignants dont on pourrait très bien se passer si on mettait tous les pauvres en apprentissage à 14 ans, des futurs malades qui coûtent déjà trop cher à la Sécurité sociale, des trente-cinq-heurisés qui ne travailleront jamais assez pour rendre leurs patrons plus compétitifs, des inutiles intermittents qui s’échinent à créer des spectacles déficitaires qui ne passeront même pas à la télévision (liste non exhaustive). Allez, on n’est pas au bout de nos peines ! Et on ne vous parle pas de l’ex-« gauche de gouvernement » : elle se suffit à elle-même. Aux dernières nouvelles, François Hollande est « mandaté » jusqu’en 2007. L’immobilisme a de beaux jours devant lui…

Pendant ce temps-là, qu’ils crèvent, les artistes ? Vous n’y pensez pas : voyez cette cohorte de festivals, ça crée dans tous les coins et recoins. Patience ! Notre ministre de la Culture va y mettre bon ordre. Ne sera bientôt plus subventionnée qu’une quarantaine de festivals, suffisamment prestigieux pour être jugés « d’intérêt national » (comme le marché de Rungis). Qu’ils crèvent, les artistes ? Vous n’y pensez pas : on n’est pas en Amérique, ici, on est protégé par « l’exception culturelle ». Profitez-en, car c’est bientôt fini. Dans sa rédaction pour le futur Traité européen, le romancier Valéry Giscard d’Estaing (auteur d’un best-seller vendu à 153 exemplaires, qui narrait la relation extra-conjugale entre un monsieur comme-il-faut et une autostoppeuse comme-il-se-doit ; on a les fantasmes qu’on peut !), a négligemment oublié d’inscrire la culture parmi les objectifs fondamentaux de l’Union européenne. Ce qui promet un peu de sport lors des prochaines négociations de l’Organisation mondiale du commerce, où la libéralisation des « services culturels » ne manquera pas de revenir sur la table. Faisons un peu de politique-fiction : demain, sous peu, le patron de la société Endemol, qui fournit les chaînes en émissions culturelles à haute valeur ajoutée (la débilité est fort bien cotée en Bourse) telles que Star Academy ou Nice People, pourra saisir la commission européenne pour concurrence déloyale. En effet, si cet été, les gens ne regardent pas assez Nice People ou un avatar du même genre, ce sera la faute des festivals (encore un peu) subventionnés qui détournent un public considérable. Et la commission européenne dira : « halte aux subventions, vous nuisez à Endemol ». Ce n’est déjà plus de la politique-fiction, cela vient… Demain commence aujourd’hui. L’été sera chaud.

(Texte publié avec l’aimable autorisation de Mouvement)

L’auteur
Jean-Marc Adolphe est rédacteur en chef de la revue Mouvement