LIVRES

Mouvement n°19

Revue indisciplinaire des arts vivants. Au programme : un grand entretien entre Maurice Dantec et Richard Pinhas, un dossier à suivre sur la politique de décentralisation et ses conséquences, de nombreux articles sur les événements culturels de l’automne.

— Directeur de la publication : Jean-Marc Adolphe
— Parution : novembre-décembre 2002
— Format : 30 x 22,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 96
— Langue(s) : français
— Prix : 6 €

Attention aux virages
éditorial par Jean-Marc Adolphe

Jacques Chirac est un fonceur. Dont acte. Depuis l’époque lointaine où, au cabinet de Georges Pompidou, notre « acadabrantesque » Corrézien s’occupait de la reconstruction du pays et du choix de ses infrastructures autoroutières, traçant au passage sa propre route en politique, Jacques Chirac s’est révélé être un redoutable pilote. Au prix de quelques excès de vitesse [Il faut absolument lire, à ce propos, l’excellent ouvrage d’Henri Deligny, Chirac ? on vous avait prévenu, janvier 2002, Éd. Syllepse (17,10 euros), réédition de Chirac ou la fringale du pouvoir, Éd. Alain Moreau] il a remplacé le moteur du gaullisme, envoyé dans le fossé les Chaban-Delmas, Giscard d’Estaing et autres Balladur, et arraché au finish nombre d’élections, dont la dernière présidentielle avec un score de république bananière. Ce parcours n’a pas été sans fautes, et sans doute Jacques Chirac a-t-il dû prendre quelques libertés avec le code de la route, au point que certains juges souhaiteraient lui enlever quelques points à son permis de conduire la République. Admettons que l’on ne fasse pas d’omelette sans casser d’Å“ufs! Mais quand même, est-il sain de laisser le volant à un déséquilibré ? Car en matière d’équilibre, Jacques Chirac pose question. Dans un passé récent, certains des virages qu’il a accomplis ne laissent pas de surprendre. Élu en 1995 sur le thème de la « fracture sociale », il a aussitôt choisi, avec le copilote Alain juppé, de renier ses propres engagements de campagne. Il en a certes payé le prix, avec une dissolution de l’Assemblée nationale qu’il avait lui-même engagée. Mais Chirac n’est jamais aussi bon gagnant que lorsqu’il semble avoir perdu la partie (il y a en lui un mélange assez hallucinant de conquérant et de « loser »). Le revers, c’est qu’il s’empresse de dilapider ce qu’il a gagné. Réélu en mai 2002 en se posant en rempart de la démocratie, il s’est aussitôt empressé, avec Jean-Pierre Raffarin comme nouveau copilote, d’appliquer la politique prônée par le Front national. En plus « light », dira-t-on. Les cigarettes « light » sont-elles moins cancérigènes que les autres ?

En plaçant au cÅ“ur de l’action gouvernementale l’obsession sécuritaire (qu’incarne jusqu’à la caricature Nicolas Sarkozy), quel objectif vise Jacques Chirac, si ce n’est affirmer par la ruse de la « communication » un pouvoir qui de toutes parts lui échappe. C’est le gain du looser. Qui peut encore rester à bord du véhicule fou conduit à sa perte par Jacques Chirac ? Les annonces monstrueuses du plan Sarkozy, l’incarcération des mineurs à partir de 13 ans, la guerre aux pauvres, mendiants, prostituées et autres squatteurs, la création d’un corps de « juges de proximité » qui échappe aux règles de la magistrature, la perspective d’une « décentralisation » massive annoncée par la création d’un ministère des « libertés locales » (quel contre-sens !), la remise en cause sous la pression du Medef des 35 heures, des emplois-jeunes et du régime des intermittents du spectacle, sont autant de signes d’un virage régressif sur des accotements non stabilisés. L’augmentation des budgets de la Défense et de l’Intérieur, et a contrario, la stagnation ou la baisse des budgets de l’Emploi, de l’Éducation, de la Recherche et de la Culture, sont les signes les plus éloquents d’une confiance désormais retirée à l’intelligence. Comment interpréter autrement les 19,7 millions d’euros ôtés pour 2003 au plan pour les arts à l’école (soit plus du tiers du budget jusque-là consaé à l’éducation artistique) ? [« L’enseignement artistique, autre cible de la rigueur », Luc Bronner, Le Monde, 17 octobre 2002]. Il est vrai que le programme culturel du RPR se contentait d’ânonner, en matière d’éducation artistique et culturelle à l’école, quelques généralités fort éloignées des enjeux considérables d’un « éveil du sensible » [Dans le projet du RPR, il s’agit de « donner à chaque enfant quelques notions structurantes de pratiques artistiques, en musique et en dessin notamment », à l’école élémentaire et primaire; tandis qu’au collège et au lycée « il faudrait introduire un enseignement de l’histoire de l’art, des civilisations, des sciences et des techniques » !]. Le projet de Luc Ferry : « 80 % d’une classe d’âge devant TF1 », pouvait ironiser à bon droit Philippe Val dans un récent numéro de Charlie Hebdo.

« Les Français sont des veaux », aurait professé un jour le général de Gaulle. Mais les Français ont aussi su montrer, dans le passé, qu’ils n’avaient que très modérément assimilé la culture de l’abattoir. Jacques Chirac et ses sbires seraient bien inspirés (mais sans doute est-ce trop demander) de lire Raoul Vaneigem : « Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne pas se détruire avec lui. Seule la puissance imaginative, privilegiée par un absolu parti pris de la vie, réussira à proscrire à jàmais le parti de la mort, dont l’arrogance fascine les résignés » [Raoul Vaneigem, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, Seghers, 2002]. Comment s’en sortir   C’est simple. À l’une de ses danseuses qui n’arrivait pas à « exécuter » un mouvement, Merce Cunningham répondit un jour : « il y a une seule façon de faire ce mouvement, c’est de le faire. »

(Texte publié avec l’aimable autorisation de Jean-Marc Adolphe)