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Mots-clés pour Daniel Buren

Lexique dont les mots-clés sont autant d’entrées au travail de Daniel Buren. Un vocabulaire spécifique pour une démarche particulière : élargir les champs visuels du spectateur, lui faire reconsidérer l’espace de l’œuvre et l’architecture dans laquelle elle s’inscrit.

— Éditeur : Au même titre, Paris
— Année : 2002
— Format : 18 x 16 cm
— Illustrations : quelques, 13 en noir et blanc
— Pages : 256
— Langue : français
— ISBN : 2912315409
— Prix : 20 €

Présentation

De Buren, on connaît les bandes alternées qui ressemblent à des stores, de la toile à matelas ou des parasols. Et qui n’a jamais entendu dire avec ironie ou goguenardise : Buren se moque du monde, en exposant avec une imperturbable obstination les mêmes tissus rayés depuis vingt ans ?

De là à penser que les travaux de Buren ne sont autres qu’un gag obsessionnel qui incarne la quintessence du snobisme en art, il n’y a qu’un pas, vite franchi par tous ceux qui rêvaient de déverser leur fiel sur une cible aussi symbolique que le concepteur du double plateau de la Cour d’Honneur du Palais Royal. Sans compter les sempiternelles accusations proférées contre celui qui ne serait que l’artiste officiel par excellence, lui dont, le sait-on ? l’essentiel de la carrière s’est déroulé à l’Étranger et pour lequel la reconnaissance hexagonale est venue sur le tard. Buren était depuis de nombreuses années invité à figurer dans les expositions internationales de type Documenta ou autres, avant de bénéficier, en France, d’une première commande publique.

Notre projet n’est pas tant de raviver une polémique à caractère aussi passionnel et politique qu’esthétique, (d’aucuns ont pu comparer le cas Buren à l’affaire Dreyfus), que de livrer, à partir de quelques mots-clés, empruntés au vocabulaire même de l’artiste, les principes sur lesquels repose une démarche qui s’inscrit dans la problématique d’un élargissement du regard sur la réalité du monde.

Car c’est bien du réel qu’il s’agit avec Daniel Buren, un réel qu’il importe de montrer, de dévoiler, de décrypter, et pour cela, sa première démarche consiste à récuser catégoriquement le caractère subjectif, mensonger, illusoire de l’œuvre d’art. L’objectif de Buren est on ne peut plus concret : c’est l’apprentissage du regard sur la réalité environnante, contre les leurres d’un art qui nous distrait de toute vision lucide de la société et de nous-même. Les bandes alternées ne revendiquent pas une finalité artistique et encore moins un statut d’œuvre d’art. C’est le type même de contresens qui suscite les malentendus et l’incompréhension.

Mais quel sens ont-elles donc ? Leur vocation est avant tout d’attirer l’attention du spectateur sur un lieu, de l’inciter à promener son regard sur une architecture, un peu comme le ferait un travelling de caméra. Essence cinématographique de la démarche de Buren ? On l’a compris, ce qui intéresse Buren, c’est d’abord de révéler le réel.

L’utilisation d’un schéma visuel, comme signe balisant un lieu à décrypter, constitue la démarche essentielle de Daniel Buren. Ce renversement dans l’utilisation d’un schéma visuel, non plus comme finalité, mais comme invitation à poser le regard sur un lieu, représente une révolution copernicienne dans le champ des arts visuels. Buren n’a aucune prétention à une quelconque invention. Buren ne crée rien, absolument rien, il ne livre aucune morale, aucune théorie esthétique : sa seule ambition est d’encourager le visiteur à découvrir les aspects dérobés, invisibles d’un site, ceux-là mêmes qui échappent au regard superficiel. Pour cela, Buren décide de mettre à la disposition du spectateur un instrument optique susceptible d’élargir son champ de vision et d’aiguiser ainsi ses facultés d’observation. Cet « outil visuel » spécifique, une fois mis en place, entraîne le visiteur dans une déambulation, comme autant de flèches signalétiques, et l’engage à opérer une relecture du lieu. Ses fameuses bandes alternées verticales sont destinées à susciter un regard critique sur le site où elles sont apposées. Pour la première fois dans l’histoire du regard artistique, un schéma visuel est destiné à faire dériver le regard sur autre chose que lui-même, en l’occurrence un lieu, une architecture forcément chargée de significations. Ainsi, Buren initie une pédagogie du regard, il s’emploie à exhumer les sous-entendus cachés de toute architecture urbaine, il nous enseigne à percevoir l’invisible, « le non vu » d’un site, avec l’idée que c’est dans ce « non-vu » que résident les dispositifs secrets d’un lieu, porteur de significations sociologiques, voire politiques.

De la rue au métro, du musée à la galerie, voire sur place publique, Buren attise donc la curiosité du public, mais il se défend formellement de lui imposer une vision du monde, disons plutôt qu’il lui restitue l’entière faculté d’un regard — son propre regard de spectateur. C’est bien ce visiteur qui a le dernier mot, puisque c’est lui qui, sollicité par l’outil visuel, va entreprendre sa propre enquête sur le terrain. Partant du principe qu’aucune architecture n’est neutre, Buren pointe son doigt sur les mille et une manipulations qu’elle induit. L’artiste n’est pas tant Daniel Buren que le spectateur lui-même convié à déconstruire tout lieu signalé par les bandes alternées, lesquelles constituent un schéma absolument neutre qui ne perturbe en rien le regard. Les travaux de Buren ne sont nullement des œuvres d’art, mais bien des « outils » mis à la disposition du passeur.

Dans cette relation privilégiée, instaurée entre « l’œuvre » (ici, le lieu apprivoisé) et le spectateur, il reste peu de place pour les mots. Les mots qui, mêmes puisés dans les propres écrits de l’artiste, orientent forcément, délimitent et risquent en cela de pervertir la vision du voyeur.
Il nous a cependant paru utile de restituer de façon synthétique les principales notions qui sous-tendent la démarche de Daniel Buren, non pas qu’elles aient valeur d’explication de son travail, mais simplement de complément d’information susceptible de faciliter la lecture visuelle, l’élargissement du regard du spectateur.

Enfin, et c’est notre point de vue, même si Buren proscrit tout esthétisme comme but premier de son travail, rares sont ses interventions dépourvues de toute beauté plastique, le tout est de juger ce travail in situ dans son contexte immédiat. Encore une fois, tout est une question de regard avec Buren, de regard sur le lieu.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Au même titre)

L’auteur
Thierry Laurent est membre du comité de rédaction de Verso Arts et Lettres. Il enseigne le « regard contemporain » à l’École supérieure d’Art et de Communication et a dirigé un séminaire sur le marché de l’art à l’Institut d’études politiques de Paris.