ART | CRITIQUE

More Body Doubles

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@04 Mar 2010

Brice Dellsperger présente les deux nouvelles vidéos de sa série «Body Doubles», remakes aussi fidèles que délirants de scènes du Dahlia noir de Brian de Palma et d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick: une plongée dans l’univers incertain du double, d’où surgit un cinéma fantasmé.

C’est en 1995 que Brice Dellsperger décide pour la première fois de reprendre une scène de cinéma en conservant les prises de vues et la bande son originales: ce sera Body Double 1, d’après Dressed to Kill de Brian De Palma. Quinze ans plus tard, il revient à ses amours premières avec Body Double 23, décalque d’une séquence du même réalisateur, tirée cette fois du Dahlia noir (avec Eva Svennung dans le rôle-titre).

Body Double 22 se présente comme une reprise compulsive de scènes d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, le plasticien Jean-Luc Verna prenant en charge l’intégralité des rôles. Le principe reste donc à peu de choses près le même: un remake à l’identique mais subverti par le recours au double, au masque et au travestissement.

Ce qui ressort d’emblée de ces vidéos, dès la superbe ouverture de Body Double 22, c’est une émotion cinématographique très pure, bien plus que le caractère habituellement expérimental de l’art vidéo. A cet égard, le remake d’Eyes Wide Shut est d’ailleurs une véritable «super production», selon les mots de son auteur, rejetant la performance au second plan. C’est que le dédoublement n’est pas ici un motif arbitraire ou seulement cérébral: il est la forme qui contamine tout l’univers de Brice Dellsperger et lui donne sa cohérence.

Cohérence de l’exposition d’abord qui semble se focaliser d’ailleurs bien moins sur Brice Dellsperger que sur le fascinant Jean-Luc Verna, dont l’image se multiplie au-delà des bords de l’écran: les photos de tournage autour de la salle de projection sont autant de portraits costumés d’où il toise le spectateur l’air amusé. Non loin de là, trois de ses dessins dévoilent une autre de ses facettes, plus intime, peuplée d’inquiétantes chimères aux contours vaporeux.

Mais le double confère surtout une cohérence esthétique à l’œuvre même de Brice Dellsperger, placée sous la figure tutélaire de Brian De Palma (le titre générique de Body Double vient de lui), cinéaste lui-même adepte du remake.
Body Double 23 peut ainsi se lire comme un redoublement à plusieurs niveaux et l’on ne sait plus très bien, dans cette séquence de casting, quel rôle joue exactement Eva Svennung.

Ce vertige du double tient aussi, dans Body Double 22, à un changement de méthode: l’enregistrement d’une nouvelle bande-son, copie de l’originale. Tout se passe là comme si le travail de Brice Dellsperger était gouverné par une pulsion du redoublement total, pulsion qui a déjà trouvé son accomplissement extrême en 2000 avec Body Double X, remake intégral de L’Important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski.

Ce jeu de miroirs, où les images se diffractent et se déforment sans fin, se répercute dans l’esprit du spectateur, dans les allers-retours entre la mémoire du film (film culte) et son actualisation décalée. Body Double 22 est construit comme un assemblage décousu de réminiscences cinématographiques, certaines vagues, d’autres insistantes. La fameuse séquence du rituel orgiaque s’immisce ainsi progressivement dans toutes les autres scènes : son théâtre de pourpre et d’or, au luxe décadent, devient le décor quasi exclusif du film.

Cet imaginaire obsessionnel, érotique et morbide, finit alors par détourner le souvenir du côté du rêve : ces remakes, avec leurs ajouts, leurs retraits et leurs altérations, reconstruisent le souvenir sur le mode du fantasme. Pervertie par la figure nébuleuse d’Eva Svennung et par l’image trouble de l’écran télé, la logique du polar fait ainsi place à la logique onirique. Quant au corps tatoué et percé de Jean-Luc Verna, constamment affublé d’une poitrine artificielle sous ses costumes baroques, il semble surgir tout droit d’une vision hallucinatoire, fantastique et grotesque.

Cette bizarre fantasmagorie empêche toute catégorisation du travail de Brice Dellsperger. Parce qu’elles n’entretiennent aucun rapport critique ou parodique vis-à-vis de l’original, parce qu’elles sont à la fois soigneusement fidèles et visiblement décalées, ces vidéos occupent en effet une place assez inclassable dans le genre fécond du remake plasticien.
En fait, plus qu’une réinterprétation, le remake selon Brice Dellsperger est travestissement. Le travestissement comme support du rêve donc, comme formidable pouvoir d’expansion des possibles — mais aussi, à l’inverse, comme force de condensation: une fois les genres abolis, il ne reste qu’une chair brute, indéterminée.
Aussi bien la chair dénaturée de Jean-Luc Verna que celle, plus vulnérable, d’Eva Svennung : couverte de traces de peinture noire anticipant les futures mutilations du « Dahlia noir », elle est tout à la fois un corps à la sensualité exacerbée et un cadavre en sursis.

Et lorsque les temps, les scènes, les rôles et les décors deviennent ainsi interchangeables, c’est le film lui-même qui se retrouve travesti. Le remake ici n’est plus un genre spécifique du cinéma, c’est un cinéma privé de genre, un cinéma dégénéré. Ce que nous donne à voir Brice Dellsperger, c’est la chair du cinéma.

Liste des Å“uvres
— Brice Dellsperger, Body Double 22 (35 mn), 2007.
— Brice Dellsperger, Body Double 23 (8 mn), 2007.

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