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Mommy, Why are they doing this?

PPhilippe Godin
@29 Juil 2011

Adel Abidin propose une sorte de version de la Divine comédie transposée en photos et installations vidéos. On passe en trois étapes de l’enfermement photographique à la fluidité des formes mouvantes d’une enfance retrouvée. Et l'on redécouvre aussi les trois éléments du contemporain: la distance, l’infime différence et le jeu avec les règles.

La première salle de l’exposition pourrait s’intituler: «Bienvenue en enfer» en écho à l’installation de 2005, Abidin Travels, qui parodiait le «Bienvenue à Bagdad» des soldats américains à ceux qui arrivaient dans la capitale Irakienne.
Mais si Adel Abidin proposait alors une invitation ironique au voyage en Irak, il nous convie ici à un tout autre voyage! Car l’enfer n’est pas seulement cette ville verrouillée par les GI dont Adel Abidin est originaire.

C’est aussi cette forme d’enfermement photographique dans laquelle est figée la jeune fille. Les deux grandes photos couleurs qui ouvrent l’exposition s’imposent par la nudité du corps, sa pâleur, le hiératisme de sa posture et le ton roux de ses cheveux qui évoque la figure désincarnée d’une Vénus des peintures de Botticelli (illustrant la Divine comédie).
Elles renvoient aussi peut-être à cette «ville-mère» meurtrie et dépossédée de sa vie dont l’artiste est originaire: Bagdad, où Adel Abidin étudia longuement l’histoire de la peinture à l’École des beaux arts, avant de s’exiler en Finlande, sans doute autant pour se dégager de l’emprise d’un enseignement artistique sclérosé que pour fuir un pays en guerre.

L’œuvre d’Adel Abidin est marquée par le désir constant de se déplacer et de déplacer les formes d’expression. Par ses voyages, son exil, sa capacité à s’approprier de nouvelles techniques artistiques, la distance ironique qu’il instaure avec le quotidien et le présent, Adel Abidin est un artiste emblématique du «contemporain». Placé entre ses deux cultures arabe et européenne, il ne cesse de travailler la distance qu’il éprouve au quotidien en tant qu’exilé face à toutes formes de d’énoncés culturels.

Adel Abidin est contemporain parce qu’il est inactuel et refuse d’adhérer à un certain présent, fût-il chargé du poids d’un lourd passé. Ainsi, dans une vidéo de 2005 (Alyaa), il filmait déjà une jeune femme nue enfermée dans une pièce qui grattait désespérément aux vitres de sa prison de verre. Il mettait ainsi en scène l’enferment d’une jeune femme irakienne contrainte d’abandonner sa vocation d’artiste pour un mariage forcé sous la pression du conservatisme de la tradition. Mais son refus d’adhérer à son temps se manifeste aussi à l’égard d’une certaine temporalité occidentale: cette manière dont les Américains, par exemple, se sont réapproprié Bagad — pas seulement par les armes mais aussi par un régime d’images (photographiques, télévisuels, etc.). Toute une logique de l’enfermement s’incarne dans cette première partie de l’exposition par un certain usage de la photographie figeant la vie et les corps dans une rigidité morbide.

Toute l’exposition pourrait d’ailleurs être lue comme une lente ascension vers une image «vivante». Or, pour produire ce nouveau type d’image, il faut se faire «contemporain» en un second sens. Contemporain désigne alors un certain régime d’images susceptibles d’introduire une tension en dépouillant les figures par une subtile déformation du connu. Pour cela il faut inventer une différence minimale.

Les balles de ping-pong maculées de sang qui semblent s’écouler du corps de la jeune femme sont cet élément formel qui déterritorialise les deux grandes photographies. Elles introduisent avec incongruité un élément d’inquiétante étrangeté en mêlant la symbolique du sang menstruel à celle des balles de ping-pong.
Dans une installation vidéo plus ancienne Adel Abidin mettait déjà en scène une partie étrange de ping-pong dans laquelle deux joueurs se mesuraient en un interminable match. A la place d’un filet, la même jeune femme exposait allongée son corps diaphane et nu aux balles de ping-pong. A chaque fois, l’artiste invite à questionner l’image: de qui est victime cette jeune femme? Dans quel jeu de pouvoir est-elle prise? Adel Abidin laisse en suspend la réponse.

Dans la seconde salle de l’exposition, on entre au purgatoire. Le purgatoire va réintroduire le mouvement sous la forme d’une véritable épreuve sélective. Mais, c’est encore un mouvement sans véritable liberté. Il s’agit plutôt de purger ou d’épuiser les possibles comme dans les dernières pièces télévisuelles de Beckett (Quad).
On retrouve à nouveau cette thématique essentielle de la démarche d’Adel Abidin: l’esthétique du jeu. L’artiste détourne fréquemment — dans ses installations ou vidéos — des jeux populaires ou sportifs (ping- pong, marelle, ou comptine enfantine) en les appliquant à des situations graves. Il retrouve par là-même une fonction de la tragi-comédie chère à Beckett, Fellini ou Ionesco.

Sous la forme d’un triptyque de trois écrans, l’installation vidéo Chaises musicales (peut-être un hommage à Ionesco) met en scène un groupe de sept hommes d’affaires. Au signal musical (une valse de Strauss!) donné par une secrétaire, les sept hommes se mettent à tourner autour de six chaises. Quand la musique s’arrête, l’un d’eux est éliminé et retourne vers l’écran de gauche (en enfer?). Le jeu se poursuit ainsi jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une seule chaise et deux «joueurs» qui tournent piteusement autour. A la fin, il ne reste plus qu’un seul cadre sur la dernière chaise, mais étrangement il retourne aussi à la case de départ sans avoir rien gagné…

Cette vidéo, qui fonctionne en boucle dans un mouvement perpétuel, est aussi une image figée sur la répétition du même qui suggère un sentiment d’absurdité. Elle semble renvoyer, au-delà de sa dimension comique, à la cruauté d’un monde du travail où chacun est parfois infantilisé pour trouver sa place. Elle incarne la forme d’un nouveau purgatoire moderne. Celui du culte de la performance qui sélectionne les «meilleurs» par des épreuves sélectives pratiquées aussi bien dans les entreprises par souci de compétitivité, que dans le sport et dans les émissions de téléréalité où l’on assiste avec un regard sadique à l’élimination du loft des non performant du cercle enchanté des vainqueurs. Mais à ce jeu personne ne gagne.

A propos de son ancienne installation vidéo Marelle (2009), Adel Abidin déclarait: «Dans ce jeu, les joueurs sont surveillés par des gens qui ont le pouvoir de mettre fin beaucoup plus que le jeu. Dans un État policier, on enseigne aux enfants les ‘règles du jeu’ très tôt».
Là comme dans les Chaises musicales où la finalité formatrice domine, Adel Abidin retrouve le fantasme de tous les grands «éducateurs» qui de Platon à Rousseau, jusqu’aux régimes dictatoriaux (et chez certains de nos modernes pédagogues…) n’ont eu de cesse de réglementer nos jeux pour mieux nous éduquer.
Non seulement, il faut prévenir l’enfant des jeux qui exciteraient les passions et le goût de la liberté; mais il faut avant tout qu’il apprenne au travers du jeu à aimer la règle et la loi.
Le règlement sur les jeux est inséparable de la question de l’art. En jouant perpétuellement avec les règles, l’art contemporain met à mal la stabilité des états et des institutions, qu’ils soient politiques ou culturelles.

En entrant dans la troisième salle, on parvient enfin au Paradis! Car le paradis pour Adel Abidin, c’est un autre régime de jeu associé à une esthétique d’une enfance retrouvée. De fait, dans la dernière installation Ascension, nous nous retrouvons dans un caisson vidéo qui nous immerge dans un véritable concert d’images et de voix enfantines. L’installation s’inspire des dessins de rêves d’enfants d’Irak, de Palestine, de Suisse et de Finlande, auxquels l’artiste a demandé ce qu’ils espéraient du monde.
On y voit des super-héros sauveurs du monde, des petites filles et des enfants montant au ciel. Une ville qui brûle; un arc-en-ciel. Les illustrations cruelles de guerres, d’attentas et de terres incendiées côtoient des scènes naïves au son de la voix des enfants.
C’est le paradis des enfants, des fous, et des marginaux. Henri Michaux aurait pu écrire à son propos: «Le jeu est ici, le vrai jeu. Pas de règles ou changeantes constamment. C’est l’humeur joueuse qui compte, qui va prendre en main l’affaire de la vie, la retirant aux devoirs et aux impératifs».

Å’uvres
— Adel Abidin, Sans titre, 2010. Impression couleur sous diasec monté sur aluminium. 150 x 106 cm
— Adel Abidin, Sans titre, 2011. Impression couleur sous diasec monté sur aluminium, 150 x 106 cm
— Adel Abidin, Chaises musicales, 2011. Trois canaux installation vidéo N&B. Durée: 22mn15 (en boucle). Musique: Johann Strauss
— Adel Abidin, Ascension, 2010. Caisson lumineux avec un mur de dessins d’installation. 150 x 125 x 12 cm
— Adel Abidin, Leurs rêves, 2011. DVD vidéo, 2mn 40

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