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M¡longa

Comment avez-vous abordé le projet M¡longa qui est une relecture contemporaine du tango, une tradition de danse apparemment inaltérable?
Sidi Larbi Cherkaoui. II y a mille manières de lire le tango. A mes yeux, cela a toujours été une des plus belles danses du monde. Une danse où I’on s’embrasse, où l’on se trouve bien dans les bras de l’autre. D’un côté, il peut y avoir cette fusion parfaite entre des partenaires qui apparaissent être un plutôt que deux. Des danseurs chez qui on devine une envie d’aller presque à l’intérieur de l’autre, aux limites du corps pour tenter l’amalgame. C’est donc une danse très sensuelle. Et d’un autre côté, il peut en émaner un grand sentiment de solitude, chacun marchant son propre pas. J’aime ces deux aspects du tango. Je voulais les exprimer tout en cassant Ies clichés.

Vous vous montrez d’ailleurs assez radical dès le début du spectacle puisque vous faites danser un couple dos à dos?

Sidi Larbi Cherkaoui. J’avais envie de commencer par des opposés. Comme pour d’autres danses traditionnelles, il y a un vrai combat à mener contre les préjugés autour du tango. On a une tendance à le muséifier et à le placer hors de la réalité contemporaine. Je voulais être en dehors. Montrer l’incroyable précision des figures. En tournant les danseurs vers l’extérieur, on voit la technique plutôt que le cliché. J’ai beaucoup aimé travailler avec mes interprètes qui viennent du tango traditionnel. J’ai tenté de les inspirer pour créer des situations où ils utilisent leurs capacités autrement pour sentir la danse entre eux. Cela a été un processus de longue haleine. Il s’est construit par bribes et par morceaux. Ainsi le travail avec les bras a l’air très fluide. Mais il a été difficile de transposer la même technique que celle des pas.

Comment êtes-vous parvenu à décaler la tradition sans la détruire?
Sidi Larbi Cherkaoui. J’ai emmené les danseurs pas à pas, aux limites de leur art. Je les ai poussés à élargir leurs horizons. Simplement en les invitant à aller chaque fois un peu plus loin. Ainsi, ils comprennent ce qu’ils font, même s’ils vont sur d’autres rives. Ils ont osé être dans l’expérimentation. La danse contemporaine est aussi là pour cela. Montrer comment on peut aller au bout de son corps, au bout d’une relation, au bout de soi-même.

Vous faites même intervenir une danseuse dans un duo?
Sidi Larbi Cherkaoui. J’aime bien quand elle s’infiltre à l’intérieur du couple. Cela crée soudain une énorme tension. Comme dans la vraie vie où il se passe des choses à côté d’une vie conjugale. C’est basé sur le réel Lorsque des éléments extérieurs nous déstabilisent au début, mais avec lesquels on apprend à vivre. Même à trois, on peut restaurer l’harmonie.
Au bout du compte, ce que chacun cherche, c’est la sécurité émotionnelle et on peut la trouver dans des constellations différentes.

N’est-ce pas ce qui vous guide, la recherche de l’harmonie en toute chose?
Sidi Larbi Cherkaoui. La recherche de la relation en tout cas. Relation et harmonie sont très proches. C’est vrai qu’on peut avoir des relations agressives, mais parfois l’agression est là parce qu’elle est voulue par les acteurs.

Qu’est-ce que selon vous raconte intrinsèquement le tango?
Sidi Larbi Cherkaoui. C’est une danse qui parle de l’être humain en général. Comment nous sommes les uns avec les autres, comment on se tient l’un à l’autre. Le tango évoque concrètement le partage du poids. De la responsabilité. Même si c’est un homme qui guide, finalement, c’est la femme qui choisit à quel moment et si elle veut répondre ou pas. II y a un dialogue. L’un doit attendre l’autre. C’est vraiment un reflet, une métaphore des relations humaines. Chaque couple a sa manière de correspondre et de se correspondre. De converser, mais tout se fait en silence. Il n’y a que le corps, à peine le regard. Les yeux ne se cherchent pas. C’est juste le ressenti et le toucher. Sans la parole. J’avais envie d’honorer cette manière de communiquer qui est dans les jambes et le poids partagé.

D’ailleurs, vous avez affirmé un jour que vous étiez un fou de communication. Tous vos spectacles s’en inspirent-ils?

Sidi Larbi Cherkaoui. Je suis intéressé par toutes les possibilités de connections entre les êtres. Je suis effectivement un fou de communication qui a la sensation d’être toujours connecté. Avec la certitude que les choses et les êtres résonnent les uns avec les autres, que tout résonne avec tout. Comme une sorte de symphonie qui se crée sans cesse. La séparation pour moi est une convention. Le territoire est une illusion. II y a toujours un va-et-vient, une osmose possible.

Est-ce parce que le tango est une danse de la relation qu’il vous accompagne depuis vos débuts?
Sidi Larbi Cherkaoui. Oui. Dans Rien de rien, mon premier spectacle en 2000, j’ai mis en scène un tango sans bras entre deux danseurs. En 2004, dans Tempus Fugit, une pièce créée pour le Festival d’Avignon, je dansais un tango en embrassant ma partenaire. Et puis, de 2008 à 2010, j’ai repris des cours de tango à Buenos Aires pour préparer ce projet-ci.
Je ne suis pas un danseur de tango, mais je li comprends et je le ressens. Au bout du compte c’est toujours une technique à apprendre. Je me suis rendu compte que c’est une danse extrêmement logique, très mathématique. Et, dans ce contexte, les mathématiques confinent au mystique. Parce qu’il y a des moments si précis que la danse en devient d’une beauté et d’une sensibilité extraordinaires. J’aime ce rapport cosmique. Ainsi la milonga est un espace où beaucoup de couples dansent ensemble comme s’ils orbitaient les uns autour des autres. J’ai aussi voulu le représenter dans le spectacle.

Dans ce spectacle, il y a de très beaux moments de danse seulement entre femmes ou seulement entres hommes, pourquoi?
Sidi Larbi Cherkaoui. Dans le tango, on pousse les identités, le féminin et le masculin, dans des archétypes. Les deux ont une grande force sensuelle. Moi je suis plus contemporain avec un rapport plus ambigu à la sexualité. Plus androgyne. C’est une manière de vivre que l’aime, mais, à Buenos Aires, la façon dont chacun pousse à fond son identité sexuelle sans que cela ne devienne un combat entre les sexes me fascine. Une mise en évidence de la différence sans que l’une ait le pas sur l’autre L’égalité parfaite. Je trouve cela sublime.

En parlant d’identité, le tango n’est-il pas une danse de l’immigration?
Sidi Larbi Cherkaoui. Oui, c’est une danse extrêmement hybride. Pour moi qui suis de double culture, marocaine par mon père, flamande par ma mère, cela me parle beaucoup. Aujourd’hui, on peut avoir l’impression que le tango est une culture monolithique, mais c’est une danse faite d’influences diverses comme peut l’être la culture d’un pays. Mon pays, la Belgique, en est un exemple, mais les politiciens l’oublient.

Propos recueillis par Corinne Jaquiéry à l’occasion de la première de M¡longa au Théâtre du Jorat (Suisse)
Avec l’aimable collaboration de La Villette