PHOTO | CRITIQUE

Miroir des avant-gardes, 1927-1940

PFrançois Salmeron
@27 Mar 2015

La pratique de Florence Henri témoigne d’une nouvelle conception du medium photographique qui se situe à la pointe des avant-gardes, et actualise les principes du Cubisme, du Constructivisme ou de la Nouvelle Vision. En intégrant des jeux de miroir dans ses compositions abstraites, la photographe fragmente notamment l’espace et multiplie les perspectives.

Le parcours de Florence Henri est celui d’une citoyenne du monde. Née en 1893 à New York, de parents français et allemand, orpheline et héritière de la fortune de son père, directeur d’une compagnie pétrolière, à 14 ans à peine, Florence Henri s’adonne tout d’abord à la musique, en Angleterre, où elle étudie le piano. Elève aux Beaux-Arts de Berlin où elle s’installe à 19 ans, ses nombreux voyages lui donnent ensuite l’opportunité de se familiariser avec les mouvements des avant-gardes, et de côtoyer plusieurs grands maîtres, dont l’influence sera décisive sur sa carrière d’artiste et sa production photographique.

Car Florence Henri a d’abord été peintre avant de se consacrer à la photographie, medium qu’elle privilégie pendant une douzaine d’années (1927-1940). Mais au final, elle abandonne la photo aux abords de la Seconde Guerre mondiale, souffrant notamment d’une pénurie de matériel, pour revenir définitivement à la peinture. Mais cette parenthèse photographique est loin d’être anecdotique dans l’œuvre de Florence Henri. Sa pratique témoigne au contraire d’une conception innovante du medium photographique, se situant à la pointe des avant-gardes, et actualisant les principes du Cubisme, du Constructivisme ou de la Nouvelle Vision.

En effet, Florence Henri s’installe à Paris en 1924 et suit les cours de l’Académie Montparnasse, où enseigne André Lhote, qui fut également le professeur d’Henri Cartier-Bresson, et qui exerça une influence décisive sur ce dernier dans sa quête du «nombre d’or». Elle assiste aussi aux cours de Fernand Léger à l’Académie moderne, s’initiant au Cubisme, et rejoint l’Allemagne en 1927 où émerge un nouveau type d’enseignement avec le Bauhaus. Fréquentant Paul Klee ou Vassily Kandinsky, Florence Henri s’oriente alors vers la photographie, suivant en cela les aspirations de Laszlo Moholy-Nagy, chef de file de la Nouvelle Vision.

L’année 1927 marque donc un tournant photographique dans la carrière de Florence Henri. Ses premiers clichés révèlent le style très formel de son travail. Chacune de ses œuvres s’intitule d’ailleurs Composition, montrant qu’elle construit l’image photographique selon certains principes, plutôt que de considérer la photographie comme un outil d’enregistrement et de reproduction du réel. Car son travail cherche effectivement à composer l’image photographique comme le ferait la peinture abstraite, en mettant en scène des volumes, des lignes, des ombres et des lumières. Surtout, Florence Henri travaille sur la représentation de l’espace, en utilisant notamment de manière quasi systématique des miroirs, fragmentant l’espace et multipliant les perspectives. Admiratif, Laszlo Moholy-Nagy déclare: «Toute la problématique de la peinture manuelle est assumée dans le travail photographique et, à l’évidence, se trouve considérablement élargie par le nouvel instrument optique. En particulier les images réfléchies et les rapports spatiaux, les superpositions et les intersections qui sont explorés dans une perspective et avec un point de vue inédits.»

Des bobines se démultiplient, posées sur un miroir, dont les reflets demeurent floutés. Disposées à l’horizontale ou à la verticale, elles appellent un mouvement possible, comme si leur fil pouvait se mettre dévaler le long du miroir, glissant vers le hors champ. Des lignes noires verticales encadrent enfin la composition, alors qu’une horizontale plus discrète la coupe en son milieu, révélant ici un nouveau jeu de miroir. D’autres photos évoquent l’abstraction picturale avec leurs sphères ou leurs grilles offrant un quadrillage rigoureux de l’espace. Le réel et son double ne cessent en tout cas d’interférer dans ses compositions. On découvre une façade de briques à travers la découpe d’une fenêtre, dont les vitres ouvertes sont fumées, tandis qu’un miroir disposé au premier plan nous laisse entrevoir une nouvelle perspective inédite sur cette même façade. On décèle alors une forte influence cubiste dans cette volonté de montrer simultanément un même objet sous différentes facettes.

Mais si une photographie de mannequin en vitrine rappelle la fascination des surréalistes pour ce genre d’objet, l’influence de la Nouvelle Vision se fait la plus profonde chez Florence Henri. Elle adopte par là quelques principes chers à Laszlo Moholy-Nagy. Construire un point de vue inédit grâce aux nouvelles possibilités offertes par l’appareil, en adoptant notamment des vues en plongée vertigineuses sur le port de Marseille, depuis des grues industrielles. Et développer les potentialités propres à la photographie, en explorant notamment les ressources de la plaque photosensible. Ainsi, la Nouvelle Vision ne se cantonne pas à traiter la photographie comme une simple adaptation des techniques picturales abstraites ou constructivistes.

Florence Henri intègre par exemple des effets de surimpression, de reflet, de collage et de montage dans ses photos, dans certaines compositions qui témoignent encore de la fascination de la Nouvelle Vision pour les progrès techniques et technologiques de la modernité. On retrouve notamment des photomontages dans ses vues de Rome (1931-1932), ou un clin d’œil à la technique de la surimpression dans ses photos des vitrines des boutiques parisiennes.

Et même lorsque ses photos semblent adopter un point de vue plus documentaire, comme dans sa série Bretagne, chaque vue intègre en fait des éléments géométriques ou des contrastes structurant l’image: verticales des mâts, diagonales des cordes, maillage des filets de pêche ou d’un panier filtrant notre regard, motifs en croix des grues métalliques.

Florence Henri varie toutefois les motifs de ses photographies en laissant de côté les produits industriels, et en optant désormais pour des objets naturels (plantes, fruits). Ce changement s’accompagne d’une complexification croissante de ses compositions, où les effets de miroir se multiplient encore, et fragmentent davantage ses prises de vue. Les miroirs et les découpes rectangulaires cassent les formes des fruits ou des objets, et se juxtaposent de manière abrupte. Parfois, des diagonales incongrues viennent même trancher la photographie en son centre. Dans ces natures mortes, des effets de transparence apparaissent aussi, avec des verres ou des assiettes diaphanes. Des tiges de fleur plongées dans des verres d’eau se brisent d’ailleurs suivant un effet de coupé / décalé. Les contrastes entre ombre et lumière, noir et blanc, s’affirment de manière plus évidente.

Mais avec la crise de 1929, la fortune héritée par Florence Henri s’amenuise. Elle ouvre alors son propre studio de photo à Paris, concurrençant Man Ray. Parmi ses disciples, on compte de jeunes artistes qui ne tarderont pas à se faire connaître, à l’instar de Gisèle Freund. Florence Henri se lance aussi à cette époque dans la photo publicitaire, sans pour autant renier ou abandonner ses partis pris esthétiques. Elle rencontre enfin la reconnaissance internationale pour son travail photographique avec les expositions «Fotografie der Gegenwart», au Museum Folkwang à Essen (1929) et «Film und Foto» organisée la même année par le Deutscher Werkbund à Stuttgart, véritables manifestes de la Nouvelle Vision.

Cependant, les talents de Florence Henri ne se limitent pas à ses compositions ou natures mortes abstraites. La photographe assoit également sa notoriété grâce à ses portraits. Dès ses débuts, elle entame une série de «doubles portraits», style alors en vogue, auquel elle rajoute ses fameux jeux de miroir. On y rencontre quelques autoportraits où l’artiste apparaît dans son atelier, cheveux courts, visage pâle, sorte de Pierrot triste et distant affirmant la masculinité de la photographe. Ainsi, si l’œuvre de Florence Henri se caractérise par son aspect formel, géométrique, constructiviste, elle n’en demeure pas moins sensible, humaniste, attentive à l’image de soi. Ses autres portraits, en plan très serré, composés de trois-quarts, avec des ombres barrant le visage de ses modèles, dressent l’inventaire de la vie artistique de l’époque. On y découvre par exemple Kandinsky, Léger, ou le couple Delaunay. Ses portraits de nues affichent une étonnante sensualité: chevelure rejetée en arrière, bouche maquillée légèrement entrouverte, poitrine opulente, poses nonchalantes, pigmentation de la peau… Autant de petits artifices et de détails qui amènent donc un peu de vie et de chair à ces compositions habituellement si strictes et si formelles.

Å’uvres
— Florence Henri, Portrait Composition, Tulia Kaiser, vers 1930. Epreuve gélatino-argentique d’époque. 23 x 29,2 cm.
— Florence Henri, Autoportrait, 1928. Epreuve gélatino-argentique d’époque. 39,3 x 25,5 cm.
— Florence Henri, Composition, 1928. Epreuve gélatino-argentique d’époque. 27 x 37,1 cm.
— Florence Henri, Fernand Léger, 1934. Epreuve gélatino-argentique d’époque. 30,4 x 24 cm
— Florence Henri, Portrait Composition, Cora, 1931. Epreuve gélatino-argentique d’époque. 13,6 x 11,4 cm
— Florence Henri, Pont, 1930-1935. Epreuve gélatino-argentique datée de 1977. 23,5 x 23,8 cm

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