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Mimèsis. Approches actuelles

Sous la direction de Thierry Lenain et Danielle Lories, un ensemble de chercheurs interrogent la notion de mimèsis, perceptible dans les manifestations artistiques actuelles.

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Sous la direction de Thierry Lenain et Danielle Lories
Mimèsis. Approches actuelles

Extraits de l’introduction de Danielle Lories et Thierry Lenain

«En ouverture d’un article intitulé « Le Monde de l’art », paru en 1964 et voué à devenir un classique de la théorie artistique du 20e siècle, Arthur Danto évoquait la condamnation platonicienne de la peinture. Dans la République, celle-ci est disqualifiée en raison même de sa prétention à représenter fidèlement les apparences : ne suffirait-il pas de promener un miroir devant les choses visibles pour obtenir le même résultat ? Dans le chef de l’auteur américain, ce rappel n’était destiné qu’à montrer combien la scène artistique contemporaine a rendu obsolète l’attitude du Socrate de Platon. À compter de l’invention de la photographie, en effet, les arts plastiques ont progressivement cessé de se définir comme imitation de la nature, les œuvres s’affirmant comme des réalités autonomes face au monde des choses visibles.

Sciemment caricaturale, la position adoptée par Danto s’est souvent trouvée nuancée sinon démentie au cours du 20e siècle. Dans leur effort pour revenir à nouveaux frais sur les grandes questions de théorie artistique, nombre de penseurs contemporains de la « dé-définition de l’art », et bien en phase avec leur époque, ont convoqué l’antique notion de mimèsis sans la confiner dans le cadre restreint des travaux historiques ou tournés vers l’art du passé. Il faudrait évoquer ici Benjamin, Adorno et Gadamer, Barthes, RicÅ“ur et Derrida, pour ne citer qu’eux. Critiques, herméneutiques ou déconstructrices, leurs approches n’en démontrent pas moins l’actualité du thème, sa complexité ainsi que la vaste étendue de ses implications. Et s’il est vrai que l’on n’en finirait pas de compiler les rejets du principe d’imitation depuis près d’un siècle et demi, tant l’idée selon laquelle l’artiste n’aurait pas à imiter mais à créer s’est imposée au rang de dogme moderniste inlassablement répété, il l’est tout autant qu’au-delà de revendications plus ou moins simplistes, la mimèsis ne cesse de revenir, s’invitant avec insistance jusqu’au cÅ“ur des débats les plus brûlants. [….]

La persistance de la mimèsis dans la culture contemporaine s’observe d’un bout à l’autre de notre horizon culturel. Aussitôt que l’on quitte le registre étroit de la culture de pointe, imprégnée de criticisme, apparaissent les effets d’un amour inconditionnel de la mimèsis, aussi frénétique que jamais. La course au progrès qui anime les développements de l’imagerie de synthèse et de la réalité virtuelle n’est-elle pas, pour l’essentiel, la quête de l’efficacité mimétique qui traverse toute l’histoire des images en Occident ? Mais même au sein des avancées extrêmes de la pensée artistique contemporaine, où se joue la critique radicale de ses propres fondements face à une tradition millénaire, la notion de mimèsis n’en finit pas de resurgir là où on ne l’attendait plus. Ainsi, par exemple, la voit-on s’imposer comme un concept cardinal dans l’analyse que propose Jeff Wall du rôle de la photographie dans l’art conceptuel : celui-ci, explique-t-il lumineusement, répète sur le mode parodique l’imitation de l’imagerie documentaire et du reportage dans la photographie d’auteur. Plus largement, d’ailleurs, la rhétorique imitative demeure vivace dans l’atmosphère raréfiée à l’extrême de cet art dont la sur-abstraction ne saurait se formuler sans mimer les protocoles scientifiques, les procédures administratives ou notariales, l’univers dépersonnalisé des fichiers, classeurs et certificats.

À cette situation paradoxale s’ajoute la complexité redoutable des sources anciennes, à commencer par la Poétique d’Aristote. Quiconque retourne aux textes mêmes, par-delà l’histoire des doctrines qui ont imposé la norme mimétique, ne peut que s’étonner de la difficulté des questions d’interprétation qu’ils soulèvent, alors qu’ils se sont pourtant si bien incorporés dans la fibre profonde de la culture artistique occidentale que la notion de mimèsis reste, indissolublement, un éternel problème autant qu’un outil indispensable — féconde malgré son caractère problématique, problématique dans sa fécondité. Sans doute une notion plus claire, mieux stabilisée, moins insaisissable en dépit de son apparente simplicité, n’aurait-elle pas cette faculté de renouvellement et de résistance qui en fait, aujourd’hui autant qu’hier, quoique sous des modalités théoriques bien différentes, un incontournable lieu de pensée.

Maniée avec toute la prudence qui s’impose, la notion éminemment plastique de mimèsis ouvre d’ailleurs un champ d’action qui n’englobe pas seulement les arts contemporains, loin en aval de la tradition classique, mais aussi jusqu’aux cultures antérieures ou extérieures à son règne. Ainsi découvre-t-on que, de l’Égypte ancienne aux peintures pariétales du Paléolithique, sa mise en jeu bien contrôlée ouvre la voie à de fascinantes relectures. Mieux encore, la mimèsis peut encore nous mener à franchir la clôture épistémologique des sciences humaines. Aussi ancienne que l’étude du comportement animal, la question de l’imitation tend aujourd’hui à se retourner sur elle-même avec la mise en évidence de conduites imitatives allant plutôt, dans l’acte même du regard scientifique, de l’observateur humain vers l’animal observé. N’est-ce pas, alors, à un vertigineux recul des frontières que l’on assiste, entre culture et nature, réel et imaginaire, savoir objectif et empathie transspécifique ?»