LIVRES

Michael Ross

Objets minuscules détournés de leur fonction initiale (charnières et autre quincaillerie), perdus sur l’immensité blanche des murs. Sculptures miniatures qui font glisser du prosaï;que à l’appréciation esthétique. Michael Ross contrarie le regard du spectateur et trouble son jugement.

— Éditeur : Frac Bourgogne, Dijon
— Année : 2002
— Format : 15 x 11,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 175
— Langues : français, anglais
— ISBN : 2-913994-04-0
— Prix : non précisé

L’objet a existe, je l’ai rencontré
par Emmanuel Latreille (extrait, pp. 7-13)

« Je rêve que je dors. »
Philippe Léotard

Au moment où il entre dans l’espace d’exposition, le spectateur ne voit à peu près rien. Ou plus exactement, il ne perçoit que la surface blanche des murs, comme laissée vierge de toute intervention. Là où très généralement quelque chose se donne à voir selon une mise en forme qui fait fond sur l’écran neutre des murs, on ne trouve d’abord, en découvrant une exposition de Michael Ross, que l’étendue propre du lieu. Précisons : l’attente qui est généralement la nôtre lorsque nous visitons une exposition, est d’abord celle d’identifier, à plusieurs niveaux, certaines formes, que nous analysons ensuite en les détaillant ou en les mettant en relation les unes avec les autres. Les artistes minimalistes et conceptuels ont poussé dans ses plus radicales conséquences la logique du white cube, sur le fond duquel vient se détacher une forme, parfois aussi simple qu’une ligne tendue dans l’espace (Fred Sandback) ou, sur les murs eux-mêmes, la ligne noire de leur mesure horizontale ou verticale (Mel Bochner). La mise en évidence d’une gestalt dont l’architecture du lieu peut (et pour les artistes in situ : doit) être partie prenante, découle d’une conception positive de l’exposition issue des problématiques de la modernité artistique. Un de ses enjeux principaux est de développer l’attention du spectateur aux divers aspects de la réalité qui l’entoure. Nombre d’œuvres dites d’ « installation » sont également les enfants naturels de cette dimension de monstration de l’art et « l’accrochage » d’une exposition, quels que soient par ailleurs les œuvres qu’elle présente, est de ce fait devenu un critère exigé de sa qualité. Une exposition contemporaine est ainsi jugée souvent selon sa lisibilité, c’est-à-dire en fonction de la maîtrise d’une organisation qui est, avant toute autre considération, une organisation de formes. Du coup, la disposition mentale qui, du côté du spectateur, accompagne généralement l’abord d’une exposition récuse ce qui, dans l’exercice courant de ses facultés perceptives, ne correspond pas à une mise en ordre des choses qui se présentent continuellement à lui : il contrôle surtout le balayage que son regard et son esprit exercent en permanence sur la diversité sans ordre du monde, de manière partiellement inconsciente, et privilégie plutôt une concentration et une attention qui présupposent des hiérarchies introduites dans l’immense réservoir du visible. Ainsi disposé, il peut immédiatement commencer à apprécier cette manière de mise en scène qu’est l’exposition et se préparer à rendre un jugement, indice de son degré de satisfaction ou d’insatisfaction.

Or c’est très exactement le contraire qui se passe lorsque l’on rentre dans une exposition de Michael Ross : rien ne s’offre au regard (et par conséquent à la conscience) qui puisse être d’emblée un point d’appui pour lui, ou pour son désir de formes maîtrisables. Au contraire, l’absence de choses nettement identifiables rend plus aigu, pendant un court instant où rien ne fait obstacle, son balayage de l’espace vide. S’il n’y a rien à voir, il n’y a rien à organiser. C’est comme si l’artiste mettait le spectateur face à un écran blanc sur lequel il ne lui était pas possible de faire une quelconque mise au point. Pourtant, la surface blanche des murs n’est pas absolument vierge. Des ombres, des taches de couleur ou des reflets lumineux proviennent à l’œil, sans qu’il puisse en identifier la source, mais qui indiquent sans doute possible une présence réelle de « choses ». En somme, la surface environnante de l’espace apparaît comme diversement modulée (plus que découpée) par des présences non identifiables, et le regard, rendu impuissant par la distance qui le sépare d’elles, ne peut qu’accompagner ces modulations indéchiffrables. En lieu et place d’une forme posée sur un fond, le spectateur ressent donc comme une troublante hésitation entre l’indifférenciation générale du lieu, et l’amorce d’une différenciation objective produite timidement par des réalités fugaces. À quelle autre image pourrions nous faire appel, pour préciser ce double mouvement de la perception, entre conscience et inconscience, que celle offerte par la surface de l’océan, dont chaque crête de vague renvoie à l’œil qui la parcourt une pointe de lumière, donnant parfois le sentiment que quelque chose apparaît (« Regarde, Jacques, une boîte de sardines ! ») alors que déjà la vague se creuse avant de disparaître ?

Le rôle de la lumière est de fait extrêmement important dans le cas des sculptures de Michael Ross : dès la première d’entre elles, en 1991, il utilise un dé à coudre métallique parfaitement brillant. Les œuvres suivantes seront réalisées avec une infinité d’éléments métalliques récupérés, puis des papiers ou des plastiques dotés des mêmes qualités luminescentes (papiers d’aluminium, feuilles de plastique d’emballages ou papiers glacés) viendront se joindre ou se substituer à eux. Pour l’artiste, ce choix de matériaux « métallisés » répond à une certaine conception de l’histoire de la sculpture dans laquelle il veut inscrire son travail, une tradition qui lui paraît impliquer l’usage de métaux (la sculpture, n’est-ce pas d’abord le bronze ?) et leur dureté froide et réfléchissante. Ainsi, son œuvre la plus volumineuse a été réalisée cette année au moyen d’un millier de cuillères en fer inoxydable, dans le parc Sonsbeek à Arnhem, aux Pays-Bas : enchevêtrées les unes aux autres dans un talus de terre, ces cuillères figuraient une curieuse racine artificielle de plusieurs mètres de long qui, le soir surtout, renvoyait violemment les rayons du soleil couchant. La proposition constituait ainsi une mise en doute — percutante — de l’opposition des catégories du naturel et du culturel. À titre complémentaire, les éléments en plastique, les mousses et les ficelles de toutes sortes sont présents dans le travail, introduisant ces couleurs plus vives qui, de loin, produisent pour l’œil ces taches plus picturales qui semblent moduIer diversement la surface des murs. Malgré leur petite taille, les œuvres de Michael Ross disposent donc de tous les arguments pour capter notre attention flottante et pour, dans l’immense étendue des murs où elles semblent comme égarées, infimes Radeaux de la méduse perdus dans l’océan infini de la création, nous attirer à elles.

Et c’est ce qui advient en effet; mais le moment d’incertitude et de flottement éprouvé lors de l’entrée dans l’exposition, en raison de ce manque d’une forme différenciée et stable offerte au tout premier regard, a déjà mis le visiteur comme en retard. En se dirigeant vers les murs pour décrypter ses perceptions visuelles incertaines, il se trouve dans la situation d’avoir à récupérer un décalage, un écart, qui se serait inscrit dans sa propre vision. En effet il peut supposer qu’il a été vu plus tôt (plutôt) qu’il n’a lui-même vu. (Nous verrons plus loin que ce sentiment est en fait objectivement fondé sur ce que beaucoup de ces œuvres « représentent ».) Ce décalage implicite est confirmé par le fait que le visiteur, dès qu’il a pu les localiser, se précipite vers les taches lumineuses ou colorées pour les identifier. Nous pouvons remarquer alors qu’ « il entre dans le tableau » — mettons, pour un autre visiteur qui le suivrait — alors même qu’il pense échapper à une situation inhabituelle et quelque peu déstabilisante, croyant alors qu’il va en finir vite avec l’indétermination initiale. Mais il reste pris à une sorte de piège, et ne le sait pas encore : malgré lui, il plonge vers des illusions de bouées. Voici pourquoi:

Les sculptures de Michael Ross mettent en œuvres différentes sortes d’objets ou matériaux trouvés. Par leurs petites dimensions, ces objets et matériaux appartiennent à des registres de la réalité auxquels nous n’accordons pas fréquemment notre attention, même si on peut être sûr de les avoir fréquentés d’une façon ou d’une autre. Il s’agit en effet très souvent d’éléments d’objets utilitaires, mais considérés maintenant hors de leur contexte d’usage. Et, qu’on le soupçonne ou non, nos critères de reconnaissance sont calibrés, autant du point de vue de la quantité (dans le monde de l’art comme dans la vie sociale, nous accordons spontanément considération et respect à ce qui tend vers le plus grand) que de celui de l’usage (dès que quelque chose est séparé de sa fonction utilitaire, nous ne parvenons plus à lui attribuer de sens). C’est pourquoi, ce que l’on éprouve en approchant les œuvres de Michael Ross est assez comparable avec l’expérience perceptive que Kandinsky rapporte comme ayant motivé sa décision de passer à l’abstraction. Nous citerons ici la description complète de celle-ci puisque, en bien des points, elle permet de comprendre l’étonnement que produit le travail de Michael Ross :

« ( … ) à Munich, dans mon atelier, je restais sous le charme d’une vision inattendue. C’était l’heure du crépuscule naissant. J’arrivais chez moi avec ma boÃŽte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d’une beauté indescriptible, imprégné d’une grande ardeur intérieure. Je restai d’abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. je trouvai aussitôt le mot de l’énigme : c’était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J’essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l’impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n’y arrivai qu’à moitié : même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j’étais fixé, l’objet nuisait à mes tableaux. » [Wassily Kandinsky, Regard sur le passé et autres textes 1912-1922, trad. de Jean-Paul Bouillon, Hermann éditeurs des sciences et des arts, Paris, 1974]

On retrouve bien, dans ce témoignage fameux, les conditions d’une attention toute « embuée » par les vapeurs de l’inconscient (« perdu dans mon rêve »). Pourtant il ne faut pas se tromper : il semble bien que l’expérience perceptive faite par Kandinsky dans son atelier crépusculaire soit, non la sortie de son rêve et de son travail créateur, mais leur aboutissement commun, à savoir une plongée dans l’indifférenciation « intérieure » qui contribue, en relation avec les conditions de la réalité extérieure, à lui procurer un sentiment de « beauté indescriptible ». La rupture avec la fonction de reconnaissance est identique chez Ross même si, chez ce dernier, elle provient de la séparation de l’objet de son contexte d’usage et non d’un simple renversement des codes de la représentation : mais n’est-ce pas là une affaire de degré ? Dans les deux cas, on assiste à une incertitude de la conscience superficielle face à ce qui se présente de manière indéterminée et produit sur elle un effet disruptif. On remarque d’ailleurs que, comme le visiteur entrant dans la salle d’exposition de Michael Ross, Kandinsky ne peut accepter longtemps l’échec du regard dans ses fonctions discriminatives ni le trouble qui l’accompagne, et il se « dirige rapidement » vers son tableau pour « trouver aussitôt le mot de l’énigme ». Dès le lendemain, il est « fixé » et, curieux paradoxe, il décide volontairement d’écarter ce qui lui avait échappé malgré lui. En somme, Kandinsky ne reconnaît pas à « l’objet », confondu avec sa représentation, la capacité à introduire une faille dans le sujet, qui demeure entièrement souverain dans le travail créateur.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Frac Bourgogne)

L’artiste
Michael Ross est né en 1955 à Buffalo, New York, États-Unis.