ART | CRITIQUE

Messe pour un corps

PCéline Piettre
@04 Nov 2009

Voici l’homme ! Michel Journiac est un blasphémateur ; un provocateur au service d’une remise en cause de la société. Son œuvre, nourrie de religieux, passe du politique au philosophique, de l’art engagé à la Vanité, de la vie à la mort…

Si le second volet de l’exposition sur Michel Journiac convertirait au fétichisme les moins idolâtres d’entre nous, avec, par exemple, cette édition de L’Ecce Homo annotée par l’artiste qu’il est possible de se procurer à 3000 euros, elle réunit surtout (et miraculeusement!) les vestiges d’une des performances majeures de l’art corporel : Messe pour un corps. Le choix de l’automne est de circonstance, puisque c’est en novembre 1969 à la galerie parisienne Daniel Templon que Michel Journiac, déguisé en prêtre, fit communier le public avec son propre sang, cuit et préparé sous forme de boudin.

Parodie de l’eucharistie, en un temps où la religion structure la société, contrôle encore les corps et les esprits, la Messe est moins anticléricale qu’il n’y paraît. Ici, le cannibalisme est synonyme de lien social et d’engagement. Le sang remplace la nourriture spirituelle par une nourriture corporelle, plus énergétique, permettant à l’homme de se repaître de lui-même et de l’artiste. Un «archétype de la création», dira Michel Journiac de sa performance, où l’implication du public est aussi radicale que capitale.

A l’époque, l’impact du blasphème est retentissant. Et l’action fera date dans l’histoire de l’art contemporain, à l’image du Baiser de l’artiste d’Orlan ou de l’Escalade sanglante de Gina Pane — les deux autres personnalités clés de l’art corporel en France.
Les collectionneurs peuvent donc se réjouir de trouver chez Patricia Dorfmann, ayant échappé à la convoitise des musées, la recette originale du boudin, un missel griffonné en exemplaire unique, trois plaques de sang et deux prie-Dieu, ainsi qu’une vidéo de 21 minutes, réalisée lors de la réactivation de la performance, en 1975, à la galerie Stadler.

L’art de Michel Journiac, qui «n’a rien avoir avec l’esthétique» d’après le théoricien du Body Art François Pluchart, pense le corps civilisé comme le lieu de cristallisation des pressions sociales et par conséquent l’instrument de transgression et de revendication le plus approprié pour les dénoncer et les combattre. Il devient le support unique de la pratique artistique — Michel Journiac arrête définitivement de peindre en 1969.
Outre cette dimension politique et sociétale évidente, l’exposition révèle l’importance de la liturgie catholique dans le travail de l’artiste. Si l’on ajoute à la Messe pour un corps les Rituels du sang de 1976, où l’artiste s’infligeait les stigmates de la Passion, et les Rituels de Transmutation des années 1990, la syntaxe christique de l’œuvre s’impose d’elle-même.

Pourquoi ce recours perpétuel au christianisme? Au sacré? Plus qu’une résurgence naturelle de son passé de séminariste, il permet à Michel Journiac de porter en avant la notion du sacrifice de l’artiste-résistant et celui du corps par le capitalisme, «réduit (désormais) à des valeurs boursières».
Chez lui, le sang versé est le prix de la liberté. Le mêlant à l’or dans le triptyque des Icônes des mots et du sang (1993), il sublime ironiquement le semblant de viscères qui en occupent la partie inférieure. Au-dessus d’elles, en lettres tapuscrites, un slogan évoquant Jésus-Christ, l’économie et les livres, hurle tout à la fois l’absurdité des biens matériels, l’illusion de la connaissance, le dérisoire de la chair face à l’argent et au politique, la maladie et la mort.

Souffrant ou transfiguré, victime de la société ou arme artistique, le corps est le lieu existentiel par essence, où cohabitent l’art, le désir, le plaisir et la déchéance.

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