ART | CRITIQUE

Mesopotamia

PFrançois Salmeron
@22 Sep 2015

Anne et Patrick Poirier nous plongent dans les vestiges de la Mésopotamie à travers une formidable odyssée où résonnent les noms mythiques d’Alep, Babylone ou Palmyre. Mais plus qu’une réflexion sur les ruines et la mémoire de l’humanité, le duo sait aussi brouiller les temporalités et nous faire basculer dans un univers futuriste désenchanté.

C’est une exposition dense et passionnante qui nous attend à la galerie Mitterrand, où Anne et Patrick Poirier, duo inséparable depuis les années 1960, nous plongent dans les vestiges de la Mésopotamie, territoire correspondant aujourd’hui à l’Irak et à la Syrie, pays déchirés par d’innombrables crises et d’ignobles violences.

Fidèle à ses préoccupations, le couple d’artiste enrichit ainsi sa pratique artistique de connaissances archéologiques, anthropologiques et historiques, donnant un poids, une teneur et une qualité évidents à leurs travaux. Trois immenses monochromes blancs nous accueillent en prélude de l’exposition, dernières productions du couple Anne et Patrick Poirier. Il s’agit de vues aériennes tirées de Google Map, représentant les ruines de villes mythiques, telle Babylone. Symboles de la grandeur des hommes et des cités magnifiques qu’ils ont su bâtir, ces sites nous renvoient également vers les pires actes commis par l’humanité: la guerre, la violence aveugle, la destruction, et dénotent ainsi les contrariétés de notre humaine condition.

Mais il s’avère aussi que ces trois grandes cartes ne sont pas que de simples décalques ou prises de vue du réel. Car elles comportent une part de fantasmatique. En effet, chaque ville est entourée d’espaces désertiques, Anne et Patrick Poirier ayant volontairement effacé toute autre donnée apparaissant aux abords des sites en question. On bascule alors dans un univers post apocalyptique, futuriste, où des pipe-lines et des autoroutes se perdent dans un paysage rasé, dévasté.

Puis, à ces grands formats blancs, succèdent des photographies aux dimensions plus réduites, rehaussées à la couleur. Un changement de rythme s’instaure donc. La série Rome, datée de 1988, transforme à nouveau notre vision du réel. Les couleurs saturées des photos donnent un aspect fictif à la Ville éternelle, où le couple Anne et Patrick Poirier a d’ailleurs résidé au début des années 1970 à la Villa Médicis. La série Les Paysages Révolus fonctionne quant à elle sur la même esthétique, mais change radicalement de ton. Ici, on rencontre plus de légèreté et d’humour que précédemment. On y perçoit des bandes ou des familles de touristes recolorées, posant fièrement devant les ruines d’un site historique sicilien, marquant ainsi les débuts du tourisme culturel de masse en 1973.

Deux remarquables objets ont également retenu notre attention. L’Aviron d’Ulysse, sorte de fine rame dorée, au creux de laquelle se dresse une ville miniature. Et une impressionnante stèle noire trônant au milieu de la cour de la galerie, sur laquelle sont gravés le titre «Mesopotamia», ainsi qu’une coupe cérébrale, véritable symbole du couple Anne et Patrick Poirier, et qui évoque immanquablement les thèmes de la mémoire, de la disparition, de la ruine et de l’oubli.

Le second pan de l’exposition est tout aussi captivant, et prolonge notre odyssée dans le bassin méditerranéen. On y découvre une sombre installation, 2235 après Jésus-Christ, esquissant le plan d’une ville futuriste ravagée, où la végétation reprend petit à petit le dessus et s’incruste sur les bâtiments. Anne et Patrick Poirier citent alors l’écrivain catastrophiste Hermann Broch qui annonçait avec panache: «Un monde qui se fait sauter lui-même ne permet plus qu’on lui fasse le portrait.» Quelle formule implacable!

L’installation Surprise Partie joue à son tour sur le registre de l’ironie: une mappemonde placée sur un tourne-disque tournoie donc sur elle-même, et produit alors des sons et des grésillements stridents. On y voit sans nul doute l’illustration mordante d’un monde qui ne tourne plus rond du tout, alors que le tourne-disque repose en réalité sur une valise, autre élément clé du vocabulaire plastique du couple Anne et Patrick Poirier, rappelant la question des identités nomades.

En guise de conclusion, nous retrouvons un ensemble de photographies datées de 1992, rehaussées à la couleur également, prêtant un aspect irréel, voire carrément surnaturel, aux collines, tombeaux et tours de Palmyre. Le plan d’Alep est quant à lui reproduit sur une sublime tapisserie noir et blanc composée de laine, de soie, et de fibre de bambou. Les zones blanches de la ville changent de teinte à mesure que nous tournons autour du tapis, et grisonnent, à l’instar des dernières œuvres de cendres, fragiles et craquelées, qui achèvent brillamment le parcours de l’exposition.

Å’uvres
— Anne et Patrick Poirier, Série Les Paysages Révolus, Selinunte, Agosto 1973.
— Anne et Patrick Poirier, Alep, 2014.
— Anne et Patrick Poirier, Palmyre, 1992.

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