ART | CRITIQUE

May

PN H
@21 Juin 2010

D’une grande sobriété formelle, les sculptures et les vidéos d’Ann Veronica Janssens offrent toutefois l’image d’une matérialité en devenir, sensuelle et déconcertante, entre esthétique de la sensation et politisation du sensible.

Plus encore que l’héritage minimaliste, c’est la technicité des œuvres d’Ann Veronica Janssens qui frappe au premier abord. Choix esthétique, l’épure de la forme dénote aussi l’esprit scientifique qui a présidé à la conception de ces pièces. Les titres, au ton neutre et descriptif, adoptent eux-mêmes la froide objectivité du laboratoire: «disque noir anodisé», «barre de verre incandescent», etc.

Il serait injuste toutefois de ne retenir de ces œuvres que leur austérité formelle ou leur complexité technique. Comme dans l’intitulé de l’exposition, «May», l’apparente sobriété de la proposition n’est que le contrepoint d’une prometteuse ambition, en l’occurrence celle d’un art où rationalité et sensualité ne sont pas mutuellement exclusives — en attestent ces Fantaisies colorées, grands cubes de verre emplis d’eau déminéralisée, d’huile de paraffine et de colorants industriels.

Car les pièces d’Ann Veronica Janssens intéressent finalement moins par leur forme ou leur conception que par l’expérience sensitive qu’elles proposent: la liquéfaction d’une barre de métal polie (IPE 285) ou la saisissante courbure du sol sous l’effet d’une caméra à objectif convexe (Untitled (La boule)). Si la forme est régulière, la couleur sans nuance, le fini quasi industriel, l’expérience suscitée n’aboutit cependant pas à une clarification de la perception mais, au contraire, à une sensation profuse, mêlée.
Cet effet synesthésique peut naître de complexes opérations techniques comme d’un simple plan fixe: dans la vidéo Oscar, le visage de l’architecte Oscar Niemeyer en train de fumer balance entre une immobilité sculpturale, presque marmoréenne, et l’organicité expressive d’une chair creusée, accidentée.

C’est dans cette brèche envers les modèles apparents, Op art ou minimalisme, que vient se loger la dialectique propre à Ann Veronica Janssens, entre esthétique de la sensation et politisation du sensible.
Les dérèglements, les amalgames, les chimères offerts aux sens des spectateurs n’ont pas la gratuité du jeu ou de l’anecdote formelle; silencieusement, ils œuvrent à la déconstruction d’une certaine réalité, entendue comme ordre imposé, fixe et consensuel.

Ann Veronica Janssens dématérialise les objets, en inversant leurs propriétés sensibles ou en décalant le point de vue, jusqu’à abolir la pesanteur, dans Untitled (coin suspendu), pour faire flotter curieusement un pan de mur devant la caméra.
Toutes ces pièces, en se jouant des attributs de l’espace et de la matière, mettent à l’épreuve les évidences perceptives, redisposent la carte de nos sensations — contre, selon les mots de l’artiste, «la matérialité autoritaire» et «la tyrannie des objets». Adepte d’un matérialisme paradoxal, Ann Veronica Janssens fabrique des utopies sensibles.

—  Ann Veronica Janssens, Cielo Blu, 2010. Verre, eau distillée, pigment acrylique, huile de paraffine, papier Canson, socle. 30 x 30 x 30 cm.
— Ann Veronica Janssens, Disque noir anodisé, 2010. Aluminium anodisé. 55 x 1,5 cm.
— Ann Veronica Janssens, IPE 285, 2010. Acier poli. 285 x 16 x 8,5 cm.
— Ann Veronica Janssens, Plastillon Vert Grand Froid, 2010. Plastique. 39 x 20,5 cm.
— Ann Veronica Janssens, Oscar, 2009. DVD (12.08 mn).
— Ann Veronica Janssens, Untitled (La Boule), 2010. DVD (10.25 mn).

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