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Mattia Bonetti

Céline Piettre. Vous présentez une dizaine d’œuvres à la galerie italienne ?
Mattia Bonetti. Il s’agit d’une rétrospective de mes créations de l’année 2007, déjà exposées en mai dernier à la galerie italienne. C’est aussi l’occasion pour moi de présenter une nouvelle version de la table Drops, montrée en avant-première au Pavillon du design, dans le jardin des Tuileries.

Dans votre travail, vous utilisez des matériaux hétéroclites. Et vous aimez les juxtaposer dans une même pièce.
Mattia Bonetti. Oui, tout à fait. J’aime prendre toutes les libertés que je peux prendre avec les matériaux. Ça va des matériaux très naturels, comme le bois, jusqu’aux matériaux plus contemporains : les plastiques, les résines et les autres dérivés du pétrole.
Ce que j’affectionne particulièrement, c’est l’association des matériaux qui, par leur nature, sont très différents, comme dans la table Drops où le bois de châtaignier — massif, dense, sculpté avec soin — contraste avec l’acrylique, translucide.

Comme si vous mélangiez des matériaux qui n’ont finalement pas de raison d’être ensemble ? Du moins a priori.
Mattia Bonetti. Oui, des matériaux qui se feraient la guerre et que je réconcilierais le temps d’un meuble… Dans la table Drops, le bois évoque quelque chose d’ancien, de pérenne et l’autre, au contraire, est un matériau moderne, car il a été inventé au XXe siècle.

Donc, il y a un mélange des époques mais également un mélange des types de matériaux (d’un point de vue symbolique) : matériaux pauvres et matériaux nobles…
Mattia Bonetti. C’est exact, bien que toutes ces classifications soient en train de changer. Avec les crises économiques et l’augmentation du baril de pétrole, les matériaux plastiques et les résines deviennent de plus en plus coûteux. Presque des matériaux de luxe. Notre début de XXIe siècle assiste à un véritable bouleversement des hiérarchies.

Dans les tables Drops, il y cette association des matières qui crée un jeu de couleur et de lumière. Un rythme.

Mattia Bonetti. Oui, parce qu’il y a l’acrylique qui est transparente, avec l’idée de l’invisibilité, et le bois, qui est un matériaux compact et tangible. Je pense que ce sera encore plus frappant pour la nouvelle table Drops, à cause de la couleur noire du bois. Le noir, c’est la couleur de la nuit, du vide, mais paradoxalement c’est aussi la couleur du plein, de la densité. Peut-être que dans une ambiance nocturne, l’acrylique, aquatique, cristallin, prendra le dessus, le noir passant au second plan. Au contraire, dans un contexte diurne, c’est le noir qui apparaîtra tandis que l’acrylique disparaîtra.
Je voulais aussi donner l’illusion que cette table tient sur un nombre de pieds improbables, insuffisants pour assurer sa stabilité. D’où ce jeu visuel de déséquilibre, de fragilité. Sur les bords, des morceaux de bois manquent et sont remplacés par de l’acrylique. Comme si la table avait été usée par le temps… Dans sa nouvelle version, les lacunes seront au centre, ce qui donnera l’impression d’une table percée !

Et au niveau du titre, Drops en anglais veut dire Gouttes. Cela fait référence à la forme des pieds ?

Mattia Bonetti. Des gouttes d’eau — toujours le côté cristallin, translucide — ou des gouttes de pétrole, d’encre…

Dans l’exposition de la galerie italienne, vous mélangez aussi les techniques. Là encore vous jouez sur les contraires, avec la cohabitation, dans la même œuvre, de techniques artisanales et industrielles.
Mattia Bonetti. Oui, comme pour la table Lingo. Cette dernière, fabriquée en résine moulée — un procédé très contemporain — est dorée à la feuille d’or. Ce métal précieux, perenne, évoque l’artisanat traditionnel. Et au final, on se sait plus ce qu’il y a en dessous.
Mais j’aurais pu aussi bien la faire en bois. Ce qui m’intéressait surtout dans ce meuble, c’est d’expérimenter le passage du carré au rond, d’une forme dite minimale à une autre, associée au design baroque. La table Lingo, cubique, rectangulaire, s’achève en une courbe sensuelle. Généralement, on attribue aux formes rectilignes une certaine modernité, à la différence des formes rondes, qui s’apparentent davantage au passé, à la tradition.
Ce débat m’intéresse, car il est permanent dans le milieu du design. Je me suis toujours positionné avec une jambe dans les deux. Je me sens appartenir aux deux mondes. Je ne veux prendre parti ni pour l’un ni pour l’autre car je pense que les deux tendances peuvent coexister et s’enrichir l’une l’autre.

C’est ce qui transparaît dans votre travail. Vous semblez ne vouloir appartenir à aucune…
Mattia Bonetti. Chapelle. Oui, absolument.

En fait, vous avez un goût certain pour les paradoxes.
Mattia Bonetti. Oui, c’est un choix. Je trouve que nous vivons dans un monde très riche en terme d’objets, de formes, de couleurs. Et ce qui m’a toujours plu, c’est d’aller défricher des terrains vierges. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je travaille peu dans le design industriel, car je bouge sans arrêt. Il y a une forme d’inconstance dans mon travail. Je n’ai pas de style défini. Or, on vit dans un monde ou il est plus facile d’œuvrer quand on a une continuité, une griffe. D’une exposition à l’autre, mon travail peut changer. Il est polymorphe.

C’est pour cette raison que vous préférez travailler avec les galeries, selon un principe d’éditions limitées ?

Mattia Bonetti. Oui. Quand j’ai commencé à travailler dans les années 1980 avec mon ex-associée [Elisabeth Garouste], il était difficile de trouver une galerie pour le design, jusqu’à l’ouverture de la galerie parisienne Néotu, pionnière dans la valorisation du design et sa communication.

Quand on regarde vos œuvres, parfois très surprenantes, voire insolites, on se demande si vous jouez volontairement la carte de la provocation.
Mattia Bonetti. Oui, c’est en partie vrai. Prenons l’exemple des pièces en Blue-jeans, la lampe et le fauteuil, présentées dans l’exposition de la galerie italienne. Ces meubles prêtent au sourire, ils suscitent même des réactions de rejet.
Ici, mon regard est essentiellement sociologique. Parce que ces Blue-jeans, achetés pour quelques euros aux puces de Montreuil, ne sont absolument pas destinés à faire des meubles, encore moins une lampe. Des lampadaires en tissu, on n’en voit pas. Le textile n’est pas adapté à cette utilisation. Mais surtout, le jeans, à l’origine, est un matériau populaire, économiquement accessible. Et pourtant, il a été récupéré par le prêt-à-porter de luxe avec une certaine vulgarité. Le jeans est perverti dans une perspective commerciale, accessoirisé, comme ici, avec des épingles, des chaînes. Il perd son identité. C’est un regard sur notre époque.
Le fauteuil exprime formellement cette idée de mutation, cette confusion des genres. Son style est rattaché à l’époque Napoléon III. Mais son capitonnage est aléatoire, sa structure dissymétrique avec un accotoir d’un côté et pas de l’autre.
La lampe, par ailleurs, est un peu monstrueuse, mi humaine, mi animale, mi végétale. Ce sont des meubles hybrides, dérangeants.

L’utilisation du matériau jeans est-elle une façon de démocratiser le design, comme Olivier Mourgue avec son projet de chambre pour ouvriers en jeans et en tubes de métal ?
Mattia Bonetti. Dans ces pièces, il y a surtout l’idée du « do it yourself », du ready made. C’est du bricolage, de qualité certes, mais du bricolage quand même !
Il y a aussi l’idée de la récupération, de la réutilisation. Je fais un produit de luxe à partir d’un matériau pauvre, peu coûteux, valorisant ainsi la l’intention et le travail, la créativité et l’initiative personnelle.

La lampe, avec son pied en buste de femmes, rappelle aussi les cariatides de l’époque classique ou les figures féminines de l’art nouveau. Est-ce qu’on peut parler d’un travail référencé ?

Mattia Bonetti. Oui, tout à fait. Je me réfère aux arts décoratifs en général. C’est un aspect que je revendique totalement. J’introduis fréquemment la figuration dans mon travail.
Mais je suis aussi influencé par le Pop art, les formes minimales d’un Donald Judd ou la création actuelle, Jeff Koontz, par exemple. Prochainement, je vais travailler avec une galerie d‘art contemporain new-yorkaise. Ma démarche tend à se rapprocher de celle des artistes, même si je continue évidement de penser l’ergonomie et la fonctionnalité des pièces que je crée.

Il y a aussi un côté très ludique dans vos pièces, comme si vous ne preniez pas vraiment au sérieux ce que vous faites…
Mattia Bonetti. Je ne le prend pas très au sérieux et en même temps, si. Quand je crée des formes, je m’amuse, c’est vrai. Mais je revendique surtout une entière liberté à explorer de nouvelles voies, à ne pas me limiter à un style, à une étiquette. Je refuse la tendance actuelle à la standardisation qui touche aussi le design. Notre époque est très normative en terme de mobilier. L’inventivité souffre de la mondialisation. Je cherche l’excentricité, à être (littéralement) en–dehors du centre.

Pour la galerie italienne, vous revisitez à votre façon les classiques du mobilier : la commode, la bibliothèque…
Mattia Bonetti. Oui, et ce qui me plaît dans ce type de meubles, c’est leur simplicité fonctionnelle et formelle ; ce sont des blocs, des boites dans lesquelles on range des choses. De ce fait, mon intervention se concentre sur les surfaces, lesquelles s’animent d’effets décoratifs. La commode, par exemple, est constituée d’une alternance de sphères concaves et convexes, ce qui lui donne un aspect lunaire. Les cavités me font penser à des cratères, à des planètes, comme on peut le voir sur les images de la Nasa.

En quoi vos objets sont-ils représentatifs de notre époque ?

Mattia Bonetti. Le mobilier en général reflète le monde qui nous entoure, notre univers de formes. Mon travail retranscrit notre époque dans toutes ses dimensions éthiques et esthétiques. Une époque qui se caractérise par son hétéroclisme, ses excès, ses antagonismes, son kitsch. Une époque légèrement schizophrénique…

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