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Matt Collishaw

Des œuvres traversées par de grandes questions : la nature factice et illusoire des images, leur impuissance à rendre compte du réel, leur contamination par les techniques publicitaires. Mais aussi le monde merveilleux et poétique de l’enfance qui persiste face à la violence de la vie quotidienne.

Au 76 de la rue de Turenne, hormis deux plaques rouges adossées aux piliers de l’entrée, rien ne signale la présence d’une très récente et spectaculaire galerie. Inaugurée le 26 octobre dernier, la Cosmic Galerie présente un ensemble de travaux — pour la plupart inédits — réalisés récemment par l’artiste anglais Matt Collishaw.

Dans la première pièce, figurent trois mosaïques de très grande taille, composées de centaines de petits carrés de céramique de couleurs noire, grise et blanche. Le caractère imposant, voire écrasant, de ces pièces, oblige à prendre le recul nécessaire pour identifier l’image. Déceler là, le contour d’une tête de chat, sur l’autre, un corps pendu à un arbre, et sur une troisième, le visage en plan serré d’une madone.
Le flou de ces images, fondé sur le principe de la recomposition numérique, procure une sensation de trouble d’autant plus forte que leur signification ne se donne pas a priori : la part d’ombre qui leur est propre suggère une lecture d’un autre ordre.
En satisfaisant son goût pour le jeu, l’énigme, le dévoilement, le visiteur découvrira que le chat en question a les oreilles broyées par deux paires de pinces à linge, que l’homme pendu fut la victime d’un lynchage cruel, et que la madone n’a pas forcément l’identité que l’on veut bien lui prêter.

Filmée de manière amateur, vraisemblablement depuis la fenêtre d’un immeuble, une vidéo montre les traits de plus en plus tirés et grimaçants d’un SDF assis à même le trottoir, sur le point de vomir. Nous assistons en effet à l’expulsion d’une matière blanchâtre, épaisse, à l’aspect étrangement plastique, en quantité et volume tout bonnement spectaculaires.
Un rapide zoom arrière révèlera la présence d’un marchand de glace situé au coin de la rue… Au-delà de son caractère explicatif, ce zoom oriente l’interprétation des images. Malgré le dégoût qu’elles provoquent, on ne peut nier la beauté plastique de la matière déglutie, sa dimension poétique. A contrario, on ne peut pas non plus ignorer le caractère dramatique de la situation, l’impossibilité pour ce corps de digérer un aliment propre à l’univers de l’enfance, comme si ce désir de faire retour à une innocence perdue était biologiquement impossible…

Dans une autre pièce du sous-sol, sont alignées plusieurs photos enchâssées dans des coffrets de verre, eux-mêmes fixés sur un disque circulaire, dont la fonction est de répandre, tel un kaléidoscope, des petites tâches lumineuses et colorées à la surface de l’image. Il s’agit de photographies d’archives, prises le lendemain de la terrible Nuit de Cristal du 11 novembre 1938, où furent détruits en Allemagne deux cent quatre-vingts synagogues et près de sept mille magasins appartenant à des juifs. Les clichés montrent les passants immobiles face à d’innombrables vitrines brisées, expression de la violence raciste.
La dramaturgie des images est ici renforcée par la présence d’éclats et d’impacts à même la surface des coffrets de verre. Mais elle vient butter sur la présence de photographies de cristaux éclairés eux aussi par le mécanisme kaléidoscopique. Le scintillement coloré de ces images évoque un manège enchanté, accentuant l’opposition frontale entre la pureté du cristal et l’inhumanité de cette nuit historique.

Sur l’un des murs en pierres apparentes de la cave est projeté un film tourné en 16 mm intitulé Ultraviolet Baby. Un bébé dort sous le halo d’une lumière bleutée, nocturne, du type de celle qui est installée dans les toilettes publiques de Londres afin d’éviter que les héroïnomanes puissent identifier leurs veines. Au fond de la cave, une sorte d’ancre de bateau en forme de boule de cristal contient des images de bateaux transportant des réfugiés clandestins. Enfin, une troisième installation intitulée Spinning Wheel se compose d’un rouet (celui qui provoqua le sommeil de la Belle au bois dormant ?) dont les rayons forment l’espace au sein duquel l’image d’une femme s’injectant une dose d’héroïne est projetée.

Au travers de ces installations, Matt Collishaw interroge à nouveau la nature factice et illusoire des images. En s’appuyant sur des sujets à forte dimension sociale, Il stigmatise l’incapacité des images à rendre compte du réel, et leur tendance à l’occulter sous le clinquant des apparences, sur le mode des techniques publicitaires et journalistiques.

Enfin, trois paysages en relief dans trois jolis cadres kitsch évoquent l’imagerie de notre enfance. Mais là, trois fées figurent au milieu d’un champ de détritus — cannettes, papiers graisseux et autres déchets de la société de consommation. À nouveau, Matt Collishaw confronte le monde merveilleux et poétique de l’enfance à l’errance, à la perversité et à la violence de la vie quotidienne. Le regard de compassion et peut-être d’espièglerie des fées semble dénoncer l’impossibilité, désormais, de toute tentative de réenchanter le monde.

Matt Collishaw
Ultraviolet baby, 2002. Film 16 mm : 8’ 40”.
Stoned Immaculate, 2002. DVD.
Shakin’ Jesus, 2002. DVD.
Sugar and Spice, all things nice. This is what little girls are made of, 2000. Cadre doré, verre, papier, acetate, encre, bois, panneau lumineux. 35,70 x 31 x 10 cm.
Kristallnacht, 2002. Photo, verre, acrylique, acier, néon lumineux. 30,50 x 40,50 cm, 46 x 61,50 cm, 30,50 x 40,50 cm, 38,50 x 43 cm avec cadre.
Asylum, 2002. DVD.
The Eigth Day, 2002. Céramique, ciment, bois, peinture. 279,60 x 354 cm.
Madonna, 2002. Céramique, ciment, bois, peinture. 350 x 258 cm.
Corona, 2002. Céramique, ciment, bois, peinture. 350 x 490 cm.
Centrefolds Slaves, 2002. Papier, peinture sous verre. 29,50 x 20,60 cm.
L’Amour est partout, 2002. DVD.
Sleeping Beauty, 2002. DVD.

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