LIVRES

Martin Szekely

Anne Bony. Comment faites-vous le lien entre les années 80 et la collection Py, par exemple, et ce que vous réalisez aujourd’hui ?
Martin Szekely. Lors de mon exposition au Grand Hornu en 1998, j’ai eu une véritable prise de conscience, qui s’est déclenchée à partir de la réalisation d’un objet. Jusqu’en 1999, j’étais dans la graphie, le geste, mon travail était centré sur le dessin. J’ai mis quasiment vingt ans à trouver ma direction, une direction très ouverte, contraire à l’ambiance de l’artiste, à son pathos.
L’objet : le verre Perrier. Un objet conçu selon une logique industrielle. Intuitivement, avec lui, j’ai trouvé ma voie. J’ai compris que l’objet verre était « un lieu commun », qu’il devait appartenir à tout le monde, qu’il devait opérer une adhésion immédiate. D’où ma quête de lieux de convergence. J’ai voulu une base épaisse et une large ouverture pour une meilleure utilisation. Les contraintes économiques ont aussi déterminé le produit. Le verre, qui devait être un objet promotionnel, a eu un tel succès qu’il s’est fabriqué en énorme quantité. Cette réussite a suscité ma réflexion.
Depuis, je ne suis pas limité à ma seule personne. Je fais un travail de documentation très important, un travail de recherche sur les techniques industrielles qui nourrit ma réflexion. Entre l’exposition « Etagères » (2005) et « Concrete », il s’est passé 3 ans. Beaucoup de temps m’est nécessaire pour la mise au point de mes projets. Je n’ai pas d’éditeur, je travaille avec Kreo exclusivement ou pour une clientèle privée, qui collectionne les meubles comme ils collectionnent les œuvres d’art.

Ce travail avec Kreo, vous a-t-il éloigné du design industriel ?
Martin Szekely. Je travaille également pour de grandes entreprises, des multinationales. Ce que j’aime c’est la relation que je peux avoir avec le « grand patron », l’échange, la discussion.

Vous n’êtes pas un personnage très médiatique et pourtant vos réalisations font référence ?
Martin Szekely. Jusqu’à présent, je suis resté très discret, mais il est temps pour moi d’expliquer mon travail, de faire un livre pour mettre en avant ma recherche. L’ouvrage porte sur les dix dernières années de ma carrière, avec les notes, les photos. Je ne dessine pas, mes notes sont transférées directement sur l’ordinateur et la conception démarre. Mon ambition est d’aller « à la limite », à la limite du projet, à l’économie. Je ne parle pas d’aller à l’économie sur le plan financier, mais d’établir un programme minimum pour l’objet.  Je ne veux pas faire des « objets d’image ». Concevoir des meubles, ce n’est pas construire des murs, mais matérialiser le vide. 
Il y a 10 ans, je me suis posé une question : qu’est-ce qu’un meuble ? Qu’est-ce qu’une typologie ? Finalement la table, c’est une surface de terrain surélevée… Pour remettre l’objet en question, je me suis donc orienté vers les technologies de pointe. Je passe une grande partie de mon temps à l’affût des possibilités nouvelles.

Comment avez-vous envisagé les étagères exposées chez Kreo en 2005 ?
Martin Szekely. J’ai voulu rendre l’étagère la moins présente possible. La faire oublier. Lorsqu’elle est garnie, elle disparaît totalement.  Grâce aux matériaux nouveaux nous avons pu déplacer les « curseurs ». Tout est ouvert, tout est possible, de cette manière l’on a beaucoup plus de plaisir.
Il y a aussi (et toujours) cette idée de « lieu commun » et d’économie, qui a pour conséquence une compréhension universelle des objets. Les formes appartiennent à tout le monde…

Vous faites parler le matériau dans l’exposition Concrete ?
Martin Szekely. Avec  « Concrete », on a déplacé la symbolique du matériau béton, qui, en principe, représente la brutalité, la lourdeur…  Dans ce projet, son statut a été modifié. La surface des meubles est réalisée dans un moule élastomère. Deux peaux de 8 mm d’épaisseur en béton Ductal fibré gainent le plateau des tables ou du bureau, avec, au centre, un matériau en nid d’abeille léger qui récupère l’humidité. 
Nous avons réalisé un exploit technologique, au-delà même de la limite imaginée par la société Lafarge. Le travail a été mené avec un bureau d’étude extérieur, de très jeunes gens qui m’ont apporté leur énergie et leur talent.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la technique utilisée, sur l’objet dans sa dimension physique ?
Martin Szekely. L’objet dans sa totalité est un objet composite d’une grande solidité, un plan lié. La technique exige une grande rigueur, et des conditions de laboratoire, avec un livret de recommandation et des précautions d’usage. Le matériau, le béton Ductal  fibré, est une sorte de pâte avec des cheveux dedans. Pour la mettre en œuvre nous utilisons un moule en bois et un contre-moule en élastomère. La pâte est déposée et prend une forme informe, qui revêt un aspect positif et généreux. Le pied est moulé-coulé avec un vérin en partie basse pour régler le niveau de la table. Le système de fixation du pied au plateau est simple : il s’agit de deux cônes, un positif et un négatif, qui s’emboîtent. La vis assure l’application, mais le poids et la forme pourraient suffire. La forme conique du pied en partie haute, s’est imposée. Elle me fait penser au bâtiment de la Johnson Wax Company de Frank Lloyd Wright, ou bien aux fûts des colonnes de la Sagrada familia de Gaudi. Le matériau nous a guidé, il s’agit d’une auto-génération du projet. Il y a une prise en compte de la qualité physique du matériau, et pas de calculs.
La surface du béton est résistante… Outre l’exploit technologique, nous sommes arrivés à faire une matériau qui caresse et qui peut être caressé, qui induit une sensation physique et mentale. La matière produit des marbrures et des coulées qui révèlent son origine minérale, son processus de sédimentation.

Vous avez-conçu cette exposition avec une extrême rigueur, où est la part de rêve ?
Martin Szekely. La surprise de l’exposition est le miroir « Soleil noir » que j’ai mis au point en référence à ces pierres polies de couleur sombre que l’on trouve en Italie et qui sont utilisées comme un miroir pour flatter le regardeur. Pour trouver un matériau équivalent, j’ai cherché longtemps et finalement j’en ai trouvé un fabriqué par une entreprise française à Tarbes, pour la NASA. Une application de carbone de silicium dont on se sert pour réaliser les miroirs destinés à photographier les planètes. Le miroir a une très grande capacité de réflexion, parfaite. L’impression optique est forte, c’est « Alice au pays des merveilles », on tombe dans le noir du miroir…
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