Smaranda Olcèse-Trifan. La pièce qui a été présentée au Théâtre de la cité internationale est une reprise d’un solo de 1983. Est-ce que la première version du spectacle existe quelque part ?
Mark Tompkins. Il y a des photos, une vidéo a été faite, mais qui n’est pas du tout le spectacle, c’est juste le travail avec les ombres chinoises… Je n’ai jamais fait de captation du spectacle. J’ai rencontré un éclairagiste qui travaillait beaucoup avec des ombres et ensemble on a commencé à expérimenter et à chercher des choses. Ce qui reste dans le spectacle vient du travail que j’ai fait avec lui.
Quelle est l’histoire de Doris et John Dreem ? Pourquoi ce besoin de revisitation ?
Mark Tompkins. Je suis arrivé à Paris en 1973 et j’ai commencé à faire des spectacles, beaucoup de solos d’abord. J’ai inventé les personnages, d’abord celui de Doris et l’année d’après, celui de John. Dans presque toutes mes pièces, je jouais les deux. En 1978, j’ai rencontré une autre chorégraphe américaine, Lila Greene et on a décidé de continuer l’histoire mais en dédoublant les personnages, elle jouait les deux et moi aussi. C’était le corps, c’était cross-dressing. Il s’agissait juste de changer de costumes et de se dire « je suis l’autre ». Après 5 ans, en 1983, on a décidé avec Lila qu’on avait envie de monter chacun notre propre compagnie et donc on s’est séparé. A ce moment là , j’ai décidé de faire ce spectacle pour finir l’histoire de John and Doris définitivement. Et c’est là que j’ai décidé d’intégrer des poupées, d’extérioriser ainsi les personnages, de les faire évoluer en dehors de moi, et, à la fin, de les tuer. Si je les extériorise, ce n’est plus moi, ils sont autres et je les détruis, comme le créateur qui détruirait ses créatures. C’était le dernier solo avant de fonder la compagnie et de commencer à faire des pièces de groupe plus importantes. Pour moi, c’est une pièce charnière, capitale, qui marque la fin de mes dix premières années à Paris et le début de mon aventure avec la compagnie. Quant aux histoires, elles sont banales, ce sont des histoires d’amour comme tout le monde en a vécu. C’est surtout dans les textes, les mots que les couples se disent. Dans le petit milieu de la danse, le feuilleton de John and Doris était très suivi.
Par la suite, pendant des années j’ai pensé refaire ce spectacle parce que je trouvais qu’il n’avait pas été vu par suffisamment de gens. C’était un spectacle que j’aimais bien. Mais je ne l’ai jamais rejoué. Cette année, pour célébrer les 25 ans de la compagnie, je me suis dit que c’était peut-être la dernière occasion qui se présentait, et comme j’ai eu la possibilité de le faire, j’ai décidé d’y aller. Je voulais aussi voir si aujourd’hui ça pouvait parler aux gens comme il y a 25 ans.
Qu’est-ce qui a changé en 25 ans ? Quelle différence entre le Empty Holes d’autrefois et celui d’aujourd’hui ?
Mark Tompkins. Je ne sais pas très bien… C’est la première fois de ma vie que je reprends un spectacle. D’habitude, quand un spectacle est fini pour une raison ou une autre, c’est terminé… Je n’ai pas de répertoire en dehors des spectacles que je joue actuellement. Mon plus ancien date de 1998 et il tourne encore. Je ne suis pas très intéressé par la reconstruction. On est dans son temps, chaque spectacle est dans le temps où il a été fait, avec les gens avec qui il a été fait, pour les gens qui m’entourent à ce moment là . Un spectacle vivant ne traverse pas de la même manière le temps, et quand je vois les reconstructions de différentes pièces par différents chorégraphes, je suis pratiquement toujours très déçu.
À quoi tient la vie d’un spectacle alors ?
Mark Tompkins. À la rencontre, à l’envie des uns et des autres, au travail fait ensemble et à la rencontre avec le public. Un spectacle a souvent une durée de vie moyenne de 3 ans. C’est le temps qu’il faut pour qu’il soit vu. Le travail continue pendant tout ce temps, et aussi sur le même spectacle. Pour moi il n’est jamais fini parce que c’est un spectacle vivant. On continue à travailler sur des choses qui ne marchent pas ou des choses dont on n’est pas satisfait. Ce n’est pas une chose figée, qui ne bougerait plus après la première. Il y a de petits changements. C’est très rare que je remplace une scène entière par une autre scène. En général, l’écriture est finie, mais c’est à l’intérieur, dans le jeu, qu’il y a des changements. Quand le spectacle est beaucoup joué, ce qui est intéressant, c’est la manière dont le jeu de l’acteur et la manière de danser deviennent de plus en plus subtils.
Je joue un peu avec ce que j’appelle le lard et le cochon, je joue avec le fait qu’on ne peut pas vraiment savoir ce que dit l’artiste et cela place le spectateur dans une position de doute et de trouble. La manière dont le public réagit d’un soir à l’autre modifie la manière dont je le fais entrer dans un aspect ou dans un autre. Je vais aller plutôt vers le comique ou plutôt vers le tragique. Je vais jouer avec le public, avec sa sensibilité et ça c’est très intéressant. C’est quelque chose qui ne m’est pas propre, mais qui m’intéresse beaucoup et que j’aime beaucoup travailler. Il y a des publics qui rient facilement et d’autres qui ne rient pas du tout. Il faut savoir intervenir dans un sens ou dans un autre. Si les spectateurs rient trop, ce n’est pas bon, parce qu’ils vont passer à côté ; et s’ils ne rient pas du tout, s’ils ne comprennent pas qu’il y a aussi des choses drôles, cela peut devenir pathétique et ce n’est pas bon non plus. C’est un fil tendu sur lequel il faut gérer la manière de présenter les choses.
Comment avez vous travaillé pour ce remontage ? Pourquoi parler de réincarnation ? C’est un terme fort.
Mark Tompkins. L’idée de réincarnation vient du fait que c’est dans mon propre corps que ça se passe ; c’est mon corps d’aujourd’hui qui va transmettre la chose que j’ai vécue il y a 25 ans.
Quand j’ai su que j’avais la possibilité de remonter le spectacle, j’ai contacté Gérard Gourdot qui à l’époque était mon assistant. Il a fait avec moi la mise en scène du spectacle. On n’avait pas travaillé ensemble depuis 20 ans. Il fallait d’abord se remémorer le spectacle, parce qu’il n’y avait pas de vidéo. Il y avait beaucoup de notes, il y avait des écrits, il y avait les chansons, beaucoup de photos, mais il n’y avait pas de film. On a donc d’abord travaillé sur notre mémoire. Une fois qu’on a plus ou moins retrouvé la matière, on a travaillé de nouveau les choses pour savoir, à partir de cette base, ce que l’on allait faire. Mais tout le scénario est le même.
Il reste donc la partie vivante, le jeu. Vous chantez, vous dansez, et vous avez tout de même 25 ans d’expérience en plus. Comment cela s’est passé ?
Mark Tompkins. C’est très drôle, mais c’est comme si c’était hier. Je ne me sens pas vraiment changé. Je n’ai pas de souvenirs très précis, mais je me rappelle le début, par exemple, quand je fais les premières ombres chinoises. C’est comme si c’était il y a 25 ans. Il y a des choses qui ont changé. Par exemple, ma voix… Je l’ai quand même travaillée plusieurs années. Est-ce que je chante mieux aujourd’hui qu’à l’époque ?! Je ne sais pas… On a fait quelques disques, et quand j’écoute les bandes sonores de l’époque, je trouve que ce n’est pas tellement différent. Il y a aussi des choses très différentes. Par exemple, quand je traverse l’écran et que je rentre dans l’image, c’est une image de moi il y a 25 ans, barbu… à l’époque, c’est moi qui entrais dans une image de moi… Il n’y avait pas d’écart, alors que maintenant il y a une véritable distance.
Pourquoi danser des solos ? Qu’est ce que cela représente ?
Mark Tompkins. J’ai toujours fait des solos. C’est là qu’on est dans le rapport scène-salle le plus intime avec le public. Cette intimité, je l’aime beaucoup. On ne peut pas l’avoir quand on est à plusieurs, enfin c’est différent. Les spectateurs ont une seule personne à regarder. Toute la responsabilité est portée par cette personne et la manière qu’a la personne de donner ou pas quelque chose crée toute la situation. C’est ça que j’aime beaucoup. J’aime beaucoup les choses en groupe aussi, mais… J’ai toujours alterné. Après une pièce de groupe, je fais un solo et après… Je suis une bête de scène et j’adore jouer, j’adore jouer seul, tout simplement !
Et quand vous jouez en groupe comment ça se passe ?
Mark Tompkins. C’est autre chose. Là , c’est une relation à l’autre qui se construit pendant les répétitions. Le jeu est avec le public, mais il est aussi entre nous, donc il est plus complexe et c’est pour ça que j’aime aussi les pièces.
Il n’y a pas de règle, mais ça demande au moins 2 ou 3 mois de travail pour arriver à monter un spectacle. Il y a énormément d’écriture en amont. Pendant un an, avec Jean-Louis, qui est scénographe, on parle, on écrit, on fait des dessins, on écrit des scénarios. En général, quand on arrive au premier jour de répétition, le scénario est déjà en place, ce qui est assez rare dans la danse. D’habitude, les gens ont des idées, ils rentrent dedans, ils constituent leur matière au fur et à mesure et ensuite ils commencent à poser la question de l’agencement des choses entre elles. Tandis que nous, on sait déjà que l’acte I, scène II c’est telle chose et que l’acte III scène III c’est telle autre chose. En réalité, quand on travaille, parfois, on voit quand on s’est trompé et que le scénario n’est pas juste. On le change, on le transforme. Mais en général, la plupart des choix sont déjà faits et le travail, pour les interprètes, c’est de chercher la matière dans une contrainte très précise. Il ne s’agit pas simplement, pour eux, de faire une improvisation pour voir ce qui peut se passer. Ça c’est fini, je ne le fais plus.
Vous êtes quand même passé par le contact improvisation…
Mark Tompkins. Cela a toujours été une sorte de deuxième monde dans lequel je travaille, le monde pédagogique. Le travail sur l’improvisation en performance est comme une sorte d’extrême. D’un côté il y a l’improvisation et de l’autre des pièces écrites.
Depuis 3 ans je ne pratique plus tellement l’improvisation. Je fonctionne par période, c’est cyclique. Peut être que ça va revenir. J’aime beaucoup improviser, mais quand j’improvise, il y a un minimum de contraintes. On rencontre les gens, on a un ou deux jours, on se met d’accord sur le contexte, plus ou moins sur le déroulement, sur les rôles que vont jouer les uns et les autres, sur les lumières, les costumes et la musique, de sorte que la musique et la danse interagissent. Et puis on y va et il n’y a pas de structure. J’aime bien parce que ça ouvre un autre imaginaire.
Et une autre relation avec les personnes…
Mark Tompkins. Oui, avec le public aussi, parce que le public vit quelque chose d’unique, qui va se dérouler, et qu’il découvre en même temps que les artistes. Ce n’est pas du tout comme une pièce où l’on sait ce qu’on a à faire. C’est pour ça que j’aime beaucoup. Mais je pratique avec de très bons improvisateurs, avec des improvisateurs qui ont aussi une notion du théâtre. L’improvisation est mal vue par beaucoup de monde, parce qu’il y a des gens qui font un peu n’importe quoi, qui pensent qu’improviser c’est juste faire ce qu’on veut. Ce n’est pas vrai, c’est un travail. Il s’agit de construire un spectacle en temps réel.
Quels sont les prochains projets ?
Mark Tompkins. Dans un mois, il y a une création qui s’appelle Lulu, une opérette de circonstance. C’est une opérette composée par Nuno Rebelo et moi-même. Il s’agit des musiciens portugais avec lesquels je travaille depuis plus de 15 ans ; nous avons décidé de nous attaquer à un truc costaud, donc d’écrire une opérette librement inspirée de Lulu de Frank Wedekind. Nous avons réduit l’ensemble autour de deux personnes. C’est un duo, une femme (Lulu) et moi — je joue plusieurs hommes, je change de personnage en cours de route. Tout est chanté du début à la fin. Il y a une douzaine de chansons et beaucoup de vidéo. C’est très complexe parce que la vidéo est une technologie difficile à gérer et il y a beaucoup de projections sur des supports différents.
Vidéo et musique ont beaucoup de place dans vos spectacles. Comment est-ce que cela s’est tissé ? Qu’est ce qui vous attire dans chaque médium ?
Mark Tompkins. J’utilise la vidéo depuis toujours. Je pourrais dire que j’ai expérimenté presque tous les moyens possibles pour projeter une image dans le volume de l’espace théâtral : sur des écrans, sur des moniteurs, sur des murs, sur des sols, sur des plafonds, sur des personnes, sur des objets. J’aime beaucoup le rapport entre le volume de l’espace à trois dimensions avec les corps qui l’habitent et les images bidimensionnelles qui sont mises en relation avec ce volume. Cette chose plate avec le volume, c’est un truc que j’aime beaucoup.
S’agissant de la musique, je fais tellement de choses différentes… Depuis une dizaine d’années j’utilise de plus en plus la musique populaire, des chansons célèbres, des standards, pour déclancher le souvenir chez le spectateur, son propre souvenir. Quand quelqu’un entend une chanson célèbre, My Way par exemple, il y a tout de suite une mémoire qui s’active. Un souvenir qui n’est pas le mien va y être attaché. Quant à moi, sur scène, je vais proposer une interprétation de la chanson qui ne va pas nécessairement être en accord avec les attentes du public, comme avec Stop in the Name of Love dans Empty Holes. Il y a une histoire personnelle et tout cela tisse un troisième souvenir. C’est très intime pour le spectateur. Quand je chante, j’ai mes propres souvenirs que je ne partage pas. Personne ne sait pourquoi je chante. J’essaie d’ouvrir des portes, des fenêtres liées souvent à la mémoire de chacun. C’est ce qui va faire qu’il y a à la fois un frottement entre les souvenirs de la personne et ce que je vais offrir comme image, comme acte. Je crois vraiment que c’est ça qui crée le trouble. J’aime beaucoup ce trouble, je le travaille beaucoup, et j’aime voir des spectacles où il y a ce trouble. J’aime être déstabilisé de cette manière. Les plus beaux spectacles sont un peu comme ça : il y a une espèce de mystère qu’on n’arrive pas à saisir. Pour certaines personnes, ça peut être angoissant parce qu’elles veulent qu’on leur dise tout, ce qui ne se passe que dans des spectacles que je déteste…
Vous êtes une sorte de trickster, vous donnez des pistes, vous proposez un espace de projection d’images. Cela crée une distance, qui a une temporalité propre et qui excède la temporalité du spectacle… Comment jouez vous sur ça ? Sur quoi est-ce que cela ouvre ?
Mark Tompkins. L’image multiplie les points de vue, donc là où une chose est vue d’une seule manière, l’image va apporter de nouvelles perspectives. Cela peut conduire à des contradictions, à un frottement. C’est comme un mille feuilles. J’essaie de construire des choses avec plusieurs couches et selon la personne qui regarde, on peut être dans cette couche là ou dans cette couche là . Mais il n’y a pas de distinction, il n’y a pas de bonne interprétation.
Quant à moi, j’ai horreur des captations. J’en fais parce qu’il le faut. Mais ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse. Mais je sais qu’il faut en faire… C’est un outil. J’essaie de faire ça bien, avec quelqu’un qui a de bonnes idées, qui cadre bien et monte bien.
Vous avez collaboré avec Christian Rizzo sur Mon amour, où vous avez fait la musique. Comment s’est mise en place cette collaboration ?
Mark Tompkins. Je collabore rarement avec d’autres personnes. Nous avons beaucoup travaillé ensemble avec Christian Rizzo il y a 15 ans et nous avons gardé des liens. Quand il m’a proposé de participer à ce projet, j’ai dit oui. J’étais très heureux qu’il me le propose. S’il m’avait demandé de danser, je crois que j’aurais refusé, mais comme il m’a dit de chanter, j’ai dit oui.
Le rapport au chant est assez fort dans vos créations.
Mark Tompkins. Il y a des hauts et des bas, mais le chant est toujours présent et d’autant plus maintenant que je fais des concerts !
J’ai l’impression que dans votre chant, il n’y a plus le trickster que vous êtes, que vous ne pouvez plus jouer avec l’image que vous projetez. Est-ce que pour vous c’est toujours un jeu ?
Mark Tompkins. Ça dépend des moments… nous avons des chansons assez construites avec les musiciens. Le chant d’improvisation est complètement réduit. Je n’improvise qu’au niveau des modulations. Nous allons faire un nouvel album l’année prochaine et je vais essayer d’aller plus dans ce sens là , de construire des musiques où je peux improviser plutôt que chanter la chanson.
Comment vous situez vous, entre la performance, le théâtre et la danse ?
Mark Tompkins. Je suis « performer » au sens américain du terme, quelqu’un qui fait du spectacle vivant. Le mot performeur commence à prendre aujourd’hui le sens que je décris. Mais dans les années 80, il fallait dire : « je suis comédien » ou « je suis danseur ». Moi, je disais : je chante, je parle, je danse, je fais des images. C’est ça qui m’intéresse et je fais ce qui m’intéresse.
Quel est le rapport danse – théâtre dans votre travail ?
Mark Tompkins. La danse peut être abstraite. Le mouvement pour le mouvement ne m’a jamais intéressé. La danse / théâtre telle qu’on la voit — à savoir jouer avec quelqu’un, jouer un personnage — ne m’intéresse pas non plus. Le terrain intéressant se situe entre les deux. Quand je suis sur scène dans Empty Holes, on peut dire à la fois que je joue moi même, le narrateur, John, Doris et en même temps rien de tout cela, car c’est toujours moi. C’est là qu’il y a une chose intéressante.
Et la danse dans tout ça ?
Mark Tompkins. La danse dans Empty Holes est surtout dans les ombres chinoises, dans la corporalité, dans la « physicalité » du chant. Le chant danse. Je crois que le corps qui chante est un corps dansant… Il y a une relation entre le chant et le souffle. Le chant est aussi près de la respiration que la danse. Le souffle est ce qui donne le son et ce qui donne, à travers la forme physique, le mouvement. Même si les endroits où ça se passe sont différents, cela reste une histoire de rythme.
.