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Marin Kasimir : histoires de cadres

Photographies panoramiques, frises étirées de paysages urbains dont les sujets sortent du cadre habituel. La prise en compte du hors champ, de l’ellipse, de la périphérie offrent une vision plus complète et plus sociale de l’image cadrée. La marge devient centrale et autorise une autre manière de voir.

— Éditeur : La Lettre volée, Bruxelles / CEAAC, Strasbourg
— Année : 2002
— Format : 27 x 21 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : 77
— Langues : français, anglais
— ISBN : 2-87317-169-3
— Prix : non précisé

More Ethics, more Aesthetics
par Pierre-Olivier Rollin

Parce qu’elle s’inscrit dans le champ public, quand bien même a-t-elle une destination privée, l’œuvre de Marin Kasimir est essentiellement politique. Elle participe pleinement de ce que circonscrit Le terme grec de polis. Mais, bien plus encore que politique, sa recherche photographique est aussi éthique par la conception du monde qu’elle formule ; une formulation qui toutefois ne peut relever que de l’esthétique. Dès lors, la distinction entre l’éthique et l’esthétique que supposait l’intitulé de la septième édition de la Biennale d’Architecture, à Venise, apparaissait inappropriée, lorsqu’il s’agissait d’aborder l’œuvre de Marin Kasimir : éthique et esthétique y sont indissociables.

Peut-être ne mesure-t-on pas correctement l’ampleur des conséquences que provoque le déplacement assumé pur l’artiste de la photographie monofocale à la photographie panoramique, telles que le permettent, depuis quelques années, les technologies numériques de traitement de l’image. La photographie panoramique pose comme première conséquence l’abandon du point de vue unique, fixe et limité, tant spatialement que temporellement, qui exclut de l’image tout ce qui sort de son cadre. La notion de hors-champ y est largement atténuée. L’image panoramique est animée par un mouvement centrifuge qui s’effectue au détriment du phénomène centripète qui caractérise l’image monofocale. La valeur architectonique de l’image, rendue à sa fonction architecturale de frise, est ainsi amplifiée au détriment de son rôle de « fenêtre » sur le monde.

Les limitations spatiales de Ia photographie instantanée sont également repoussées par le processus de prise de vue de l’image panoramique. La segmentation de la réalité en plusieurs clichés est désormais réfutée au profit d’une forme de tournage qui assure l’appréhension de la durée, la prise en compte d’une temporalité. En ce sens, la photographie panoramique tient du cinéma ; mais elle s’oppose à sa restitution dirigée et autoritaire. Fixe plutôt que déroulée en séquences, la photographie panoramique condense la durée en une seule image que le regard peut librement parcourir : la perception n’est plus nécessairement linéaire, étendue entre un début et une fin, elle peut adopter un mouvement elliptique, débridé, en festons, etc.

Par le panoramique, Marin Kasimir tire de la Cité une image plurifocale qui bouleverse les notions hiérarchiques mises en place par le système perspectif occidental classique. La distribution symbolique et pratique entre l’avant et l’arrière-plan, le centre et ses périphéries, les activités principales et celles qui relèvent de l’accessoire, voire du décor, est entièrement remise en cause, par une mise à plat de l’image. Celle-ci ne définit plus le réel selon des axes de fuite qui se condensent dans le seul point de vue de son exécuteur qui, symboliquement, est celle du pouvoir central, mais selon la pluralité de points de vue qui composent la cité.

Ce choix, on le pressent déjà par les options terminologiques, dépasse le seul enjeu formel, circonscrit au champ esthétique. Il s’entend aussi et doit s’entendre comme une nouvelle proposition de représentation symbolique de la Cité. Plus complexe, moins autoritaire et, surtout, distribué de manière moins tranchée que l’image monofocale, le panoramique met à plat le réel, confronte en une même image des situations différentes, voire opposées ou conflictuelles. Ce qui, selon les procédés perspectifs classiques, se trouvait délibérément hors de champ ou en périphérie, ce qui s’accomplissait avant et après la prise de vue était voué à l’évocation ou à la suggestion (dans le meilleur des cas), voire à l’omission ou à la négation (dans le pire). Avec le panoramique, ces « à-côtés » retrouvent une certaine actualité mouvante. Ils dissolvent le sens unique en un foisonnement de « contresens » possibles.

Panoramique, l’image agit dans la Cité au lieu d’y être passive. À la soumission contemplative, à l’état figé, immuable, que corrobore l’extériorité de l’image monofocale, le panoramique oppose, par ses valeurs architectonique et temporelle, la possibilité de changements, de transformations, de mutations, voire de révolutions. Il s’offre à des lectures diverses et se charge de sens multiples. L’image panoramique assume et revendique sa polysémie essentielle : proposition complexe et instable plutôt qu’affirmation tranchée et figée.

Dès lors, c’est la Cité dans son acception la plus large qui s’en trouve bouleversée. Son organisation architecturale et urbanistique, déterminée pur la hiérarchie économico-politique qu’elle symbolise et renforce, est anéantie. La centralisation dirigiste des pouvoirs devient un réseau organique, La configuration en étoile cède à celle en damier… La présentation de situations contradictoires qui, auparavant, exigeaient deux voire plusieurs images et dont les rapports implicites étaient niés, est possible. Les relations de causalité qui les unissent, jadis éludées, sont désormais révélées. À l’image d’ordre et d’agencement que la perspective monofocale rendait de la Cité, donc contrôlable et contrôlée puisque ordonnée, la vision panoramique oppose la mise sur un même plan des paradoxes sociétaux. Ce qui relevait de nécessités locales, généré par des situations microscopiques, s’avère la résultante de situations globales et macroscopique.

La déstabilisation des repères perceptifs de l’image monofocale permet ce que même la grammaire avait exclu ou cantonné dans des formulations poétiques rarissimes (oxymoron, etc.) : la réfutation du principe rhétorique de non-contradiction. Dans le panoramique, les choses sont, certes, à un moment donné, ce qu’elles ont été, mais elles peuvent simultanément avoir été, être ou devenir leur contraire. Ce type de mouvement photographique permet la coexistence de positions différenciées, la possibilité de contradictions, la cohabitation simultanée de formulations paradoxales. Le panoramique autorise des propositions que même le langage, et avec lui la pensée structurée, s’était interdit.

Révélateur, développement du projet de Marin Kasimir conçu autour d’Euralille, s’inscrit dans cette perspective de relecture de la Cité. Indice de problématiques politiques, économiques, sociales et urbanistiques, son projet pose la possibilité de leur appréhension globale, sans travers moralistes ni manichéismes catégoriels arborescents, sur le seul mode susceptible de rendre ces contradictions : le registre poétique. L’œuvre de Marin Kasimir est éthique, parce qu’elle n’a d’autre possibilité que d’être esthétique. More Ethics, more Aesthetics.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions La Lettre volée)