ART | INTERVIEW

Marie-José Mondzain (1)

PAnna Guilló
@12 Jan 2008

Directeur de recherche au CNRS et philosophe, Marie-José Mondzain a tiré de son étude de Byzance à la période iconoclaste ainsi que des textes patristiques, une pensée de l’image indissociable de celle de l’économie.

Directeur de recherche au CNRS et philosophe en perpétuelle quête d’images, Marie-José Mondzain a tiré de son étude de Byzance à la période iconoclaste ainsi que des textes patristiques, une pensée de l’image indissociable de celle de l’économie.
Depuis plusieurs années déjà, ses recherches la conduisent à passer au crible tout type d’imagerie, télévisuelle, cinématographique, photographique ou encore picturale, de Michel-Ange à Ernest Pignon-Ernest, du photojournalisme au cinéma de Godard, en passant, plus récemment, par la peinture chinoise.

Le présent entretien a été réalisé en janvier 2001 par Anna Guilló pour le numéro 14 de la revue La Voix du regard consacré au thème «De l’économie à l’œuvre».

Anna Guilló. Dans les premières pages de votre ouvrage Image, Icône, Économie vous livrez quelques-unes des nombreuses traductions du terme «économie» (plan, dessein, administration, providence, accommodement, etc.) et dénoncez le fait qu’on ait voulu voir dans cette disparité un «simple accident homonymique». Or, le terme se trouve aussi chez Paul pour désigner l’incarnation. Comment un mot d’une telle polysémie en est-il arrivé à définir l’incarnation du Christ, puis l’incarnation du discours et celle de l’image?
Marie-José Mondzain. Ce n’est pas une disparité, c’est une dispersion, une polysémie qui n’est pas un accident homonymique. Par «accident homonymique», on entend qu’un mot avec la même orthographe se trouve utilisé dans des sens totalement distincts et sans rapport les uns avec les autres. Ce qui revient à l’effet de mon travail, c’est d’avoir ordonné les uns aux autres tous ces sens, de les avoir considérés dans une sorte de solidarité organique, comme une arborescence logique. Chaque fois que j’ai retrouvé le terme dans les textes des Pères de l’Église au fil des siècles, j’ai remarqué comment l’on donne tel sens à tel moment au terme «économie» sans solution de continuité avec les autres sens.
Le mot apparaît dès les Épîtres de Paul, donc très tôt, et il est traduit à ce moment-là par: «dessein providentiel, plan, plan du Salut», donc il désigne finalement la totalité de l’incarnation. Ce qui me paraissait intéressant c’est que, déjà chez Paul, Juif ayant étudié en langue grecque dans l’université hellénique de Tarse, il y avait eu cette idée tout à fait étonnante d’utiliser, pour désigner la totalité de la vie du Christ et du plan de l’incarnation, un mot pris à la tradition aristotélicienne. On peut même remonter jusqu’à Xénophon.
Dans ces contextes non chrétiens, classiques et paï;ens, le mot désignait tout ce qui était gestion et administration des biens et des services. Chez Aristote, il s’agit de l’économie domestique; chez les stoï;ciens, on a déjà une amplification du terme car l’économie peut devenir la gestion et l’administration de l’univers, à partir du moment où l’intelligence qui domine et organise cet univers le fait dans un rapport de la dépense, de l’investissement et de l’ordre, et qui fait que le maître de l’univers est une sorte de grand économe. Mais à partir de là, quand on s’aperçoit que tout ce qui est de l’ordre de la providence est pris en charge par les gestes de la divinité incarnée monothéiste, c’est-à-dire du dieu des Chrétiens, il va de soi que la totalité de l’incarnation et son déroulement historique font partie d’une gestion et d’une administration providentielles de la nature, de l’univers, et plus particulièrement du salut des hommes.
Paul offrant cette possibilité, elle n’a été que creusée, approfondie, déployée, pour finalement rendre le terme totalement homonymique. À partir du moment où une homonymie n’est plus accidentelle, elle crée de la synonymie, donc «économie» devient synonymique de la vie du Christ, de sa Passion, de sa Résurrection. Ainsi, dès le départ, si l’économie est synonyme de l’incarnation (l’incarnation étant une entrée de la divinité dans le visible, une façon tout à fait providentielle pour le dieu invisible de rendre son fils visible – et là encore Paul prend l’initiative de dire que dans cette économie du Père le fils est l’image du Père), je n’avais, moi, qu’à tirer le filet de cette pêche miraculeuse en synonymie, en disant, finalement, qu’on a bien dans l’économie une gestion et une administration du visible par un principe transcendant qui, jusque-là, non seulement était invisible mais ordonnait son culte à la non-figuration et à l’invisibilité.
Le mot «économie» était d’autant plus intéressant qu’il s’offrait, pour l’oreille grecque, à une homophonie puisque la diphtongue oi et la diphtongue ei se prononcent, par iotacisme, i et que donc oikonomia était non seulement un principe d’économie mais d’ iconomie, c’est-à-dire un principe de gestion et d’administration des visibilités, de l’iconicité, dans un gouvernement providentiel des hommes, de leur rédemption, du sens de leur vie et de l’entrée dans l’histoire. L’économie est le principe même de l’entrée dans l’historicité de la transcendance qui est, elle, anhistorique.
À partir de là, on comprend que toute gestion et toute administration des visibilités par la voie de l’incarnation fait partie d’une politique de rédemption, donc de tous les moyens mis en œuvre pour qu’une population résistante comme le peuple juif soit tirée de cette situation d’incrédulité, de menace de l’idolâtrie. L’économie devient le régime universel (et non plus concernant les seuls Juifs) d’une rédemption de toute l’humanité. On peut être évidemment surpris qu’il n’y ait finalement que les Juifs qui s’en soient trouvés exclus. On a donc quelque chose d’étonnant: un principe politique et économique universel de rédemption qui exclut (ou dont se sont exclus, diraient les Chrétiens) ceux qui en sont l’origine et le point d’ancrage, je dirais presque la motivation. Après tout, c’est par amour pour son peuple élu que l’incarnation devrait avoir eu lieu dans un plan messianique. Et il est le Messie pour tous sauf pour ceux qui attendaient le Messie.

Pourquoi le terme «économie» est-il devenu, au moment de la crise iconoclaste (725-843), le leitmotiv de la défense iconique?
Marie-José Mondzain. D’une part, on ne peut pas faire l’économie de l’homophonie. Qui refuse l’économie refuse l’iconomie, car qui refuse le principe de gestion et d’administration de la rédemption des hommes par l’incarnation dans le visible, refuse le principe du fils image du Père; qui refuse le principe du fils image du Père refuse le caractère de modèle visible offert à l’imitation des hommes, qui refuse ce modèle à imiter (qui a inspiré ce qui fut plus tard appelé «Imitation de Jésus-Christ») refuse le principe iconique lui-même. Ce dernier n’est que ce repiquage, cette multiplication proliférante d’images et de visibilités qui toutes sont légitimées par leur référence à un modèle originaire qui n’est plus un modèle invisible mais un modèle visible, à savoir qu’une vie entière de chair, de corps, de passion et de mortalité, a offert en spectacle au regard des hommes le modèle même, visuel et visible, d’une rédemption à imiter.
Donc, en son absence, il n’y aura que l’image qui deviendra nécessairement le mode d’héritage, pour employer les mots du Nouveau Testament. Le legs de l’image c’est l’image. On est bien dans une situation testamentaire de legs et de fructification d’un legs. D’ailleurs, le vocabulaire de Saint Paul est un vocabulaire notarial de l’héritage, du testament des héritiers de la donation, de la fructification. Jamais on n’aurait imaginé que la Bible pourrait s’intituler «Ancien Testament» parce qu’il n’y a rien de testamentaire dans l’Écriture Sainte, rien. Il n’y a que transmission d’une parole. Les Chrétiens continuent à parler d’Ancien Testament comme si le dieu de la Bible était mort. Comme si on avait enterré quelque chose. Comme si quelque chose s’enterrait dans l’Ancien et était à faire fructifier dans le Nouveau.

Lorsque vous écrivez que «l’icône n’est pas l’image mais ne pourrait exister sans elle», qu’entendez-vous, au juste?
Marie-José Mondzain. «L’icône n’est pas l’image» c’est une façon de rendre sensible à l’oreille française ce que distinguent nécessairement les Pères de l’Église en réfléchissant à tous ces problèmes de l’économie iconique, c’est-à-dire l’icône qui sert de modèle et qu’on appelle image et même «image naturelle», et l’icône qui est faite d’après ce modèle qu’on appelle «image artificielle». Donc, il y a là deux régimes iconiques, l’un étant le modèle de l’autre car il n’y a d’icône que d’une image; cette image est quand même appelée «icône», parce qu’elle a été visible, elle est icône naturelle et icône physikês, selon la nature, alors que l’autre est par l’artifice, technê, c’est-à-dire qu’elle sort de la main des hommes. L’une permet de justifier les icônes achiropoï;ètes, non faites de main d’homme. À partir du moment où il y a trace indicielle et où il y a une sorte d’état intermédiaire entre l’icône, l’eikôn physikês, et l’icône artificielle, l’artefact, (parce que la trace, le vestige, n’est ni substantiellement identique à son modèle, ni faite par des mains d’homme), elle a statut de signe.
À ce moment-là, on l’appelle achiropoï;ète mais on pourrait également l’appeler semeion: signe. Cet objet intermédiaire a par la suite servi de légitimation historique pour la fabrication des icônes artificielles, car ces icônes non faites de main d’homme n’ont d’existence que textuelle. Quand elles sont figurées dans l’art, il est évident qu’elles sortent des mains des hommes qui disent: «c’est l’image de la Sainte Face!». Elle est du côté du signe, mais elle permet de légitimer textuellement par des récits et des fables le don, le legs, par l’image naturelle de sa propre trace dans l’univers des signes.
Ces icônes singulières ont été produites par des mains, ensuite on les a fait exister artificiellement, comme le Saint Suaire ou le Voile de Véronique, par la voie des textes. On les a fait exister réellement, c’est-à-dire qu’il y a eu des producteurs de fétiches qui ont pris en charge la fabrication par l’artefact, de l’image achiropoï;ète! Ce qui est très intéressant c’est la façon dont l’invention de l’appareil photographique a été accueillie comme la confirmation de cette possibilité. L’image indicielle, le vestige, sa trace, sont devenues une véritable stratégie et une rhétorique du retour à l’image non faite de main d’homme.

Précisément, dans la troisième partie d’Image, Icône, Économie, vous vous interrogez sur la modernité de la pensée patristique et notamment sur la récurrente quête de l’image achiropoï;ète que vous mettez en parallèle avec la photographie en tant qu’effet iconique sans geste. Dans cette partie du livre vous évoquez Malévitch et Jawlensky, mais on pourrait s’étonner du fait que vous n’y convoquiez aucun photographe. D’après vous, y a-t-il des photographes qui travaillent dans la conscience de ce rapport à l’image achiropoï;ète?
Marie-José Mondzain. Je vous signale quand même que toute la partie sur l’art contemporain a été supprimée pour des raisons éditoriales. La troisième partie était beaucoup plus nourrie.

Et vous n’avez pas le projet de la publier un jour?
Marie-José Mondzain. On me l’a déjà suggéré mais j’ai refusé car mon travail est un lieu évolutif, cela n’aurait pas d’intérêt de publier ce texte qui a déjà quelques années. On a fait en sorte que l’essentiel de la cohérence d’une pensée soit maintenue, même si beaucoup d’exemples et de modulations ont disparu. Je crois qu’il y a un paragraphe qui se termine par «ainsi de Marcel Duchamp», point à la ligne! Cela m’a amusée de le maintenir, mais d’un autre côté ça fait bizarre… En fait, c’était le début de tout une partie sur Marcel Duchamp. De toutes manières, il n’y avait pas un long développement sur la photographie, bien que ce fût à l’occasion d’une rencontre avec des photographes, organisée à Rennes par Christian Gattinoni, que j’ai commencé le travail sur l’histoire du spectre(3).
J’ai commencé à creuser ce sujet en me disant que c’était du côté du Saint Suaire qu’il fallait aller et je pense que tout geste photographique pose la question de l’empreinte et du caractère indiciel et achiropoï;ète de ce geste. Ce qui me paraît important (et j’y suis revenue par la suite, que ce soit dans les interrogations sur le photojournalisme ou sur l’usage des photos d’archive et sur la constitution d’une histoire à partir de prélèvements indiciels par la photo, le cinéma ou la vidéo), c’est qu’il n’existe pas de ponction du réel qui fasse l’économie d’un geste. Mais ce geste, effectivement, n’est pas celui de la touche et de la main qui trace, c’est celui de la pensée qui cadre et qui construit. C’est la ponction d’un regard et d’une pensée, c’est un jugement.
La réalité ne vient pas par hasard, comme ça, toucher de la pellicule. C’est qu’à chaque fois il y a trace d’une construction et quand il y a un prélèvement hasardeux sans geste constructif, comme si l’appareil avait glané sans penser, on s’aperçoit que les images deviennent, à ce moment-là, l’objet des interprétations les plus contradictoires. Moins une image est pensée, construite, plus elle disparaît en tant qu’image et on s’aperçoit que, hors du discours qui la construit et de la pensée qui la prend en charge, elle ne donne aucun renseignement, elle ne dit rien. Une image n’a aucune réalité en elle-même. Donc, la fascination indicielle de la photo n’a strictement rien à voir avec une sorte de preuve ontologique de ce à quoi elle renvoie, ce qui serait une mauvaise interprétation d’ailleurs de l’idée qu’avait eue Barthes, de la photo comme témoin du «ça a été».
Du coup, on pourrait imaginer à travers une interprétation un peu simplette de tels propos, que les images deviennent la preuve ontologique a posteriori, rétroactivement, de quelque chose, et on en arriverait à une absurdité: faire la preuve ontologique de ce qui n’est plus. Et que la possibilité de conjuguer au passé ce qui «a été» fait l’économie d’un présent, ou donne au passé une élasticité qui le rendrait efficace ou vivant. La seule chose vivante c’est le présent, c’est-à-dire quelque chose qui ne se donne même pas ontologiquement, qui se donne comme projet, qui se donne comme effet du jugement, comme construction, comme responsabilité du geste. L’absence du geste plastique ne fait pas l’économie du geste politique.

Il faut bien avouer que le parallèle entre image achiropoï;ète et image photographique était très tentant…
Marie-José Mondzain. Oui, tout à fait, d’autant plus que pour la photographie on utilise le vocabulaire de la révélation.

Pour continuer sur la photographie, quel est votre avis sur la réaction de Claude Lanzmann qui, lorsqu’un journaliste du Monde lui a demandé ce qu’il pensait de l’exposition Mémoire des camps, photographies des camps de concentration et d’extermination nazis(4), et en particulier de la troisième partie consacrée à des artistes contemporains, a répondu: «Je la trouve révoltante. Michael Kenna fait de l’esthétisme. Comment peut-il ne pas voir les questions éthiques que pose son travail? Clément Chéroux me cite – hors contexte – à propos d’une photo de Kenna représentant la porte de Birkenau en évoquant une «bouche sombre» alors que j’écris une «bouche d’ombre». Et puis transformer les blaireaux, dents et lunettes trouvés sur place en objets fétichisés, comme le fait Naomi Tereza Salmon, c’est un peu «on va vous montrer ce que vous n’avez jamais vu». Le vrai problème, dans cette histoire, est celui du statut de la photographie. Elle atteste quoi? La question n’est pas celle du document, comme le pense Chéroux, mais celle de la vérité»(5)?
Marie-José Mondzain. Moi, je suis totalement hostile à la troisième section de cette exposition, mais je n’ai pas à dire, comme Lanzmann, «Je suis trahi». La Shoah étant une réalité historique infigurable, non réellement archivable, non montrable, devient un thème à images. Alors, puisque les camps peuvent devenir un thème, on va vous montrer ce qu’ont fait les victimes, ce qu’ont fait les bourreaux, ce qu’ont fait les artistes: thème et variations!
Moi, je trouve absolument insupportable que la Shoah devienne un thème sur lequel il y a des variations. Les seules variations possibles de ce thème sont les variations politiques, c’est-à-dire ce sont les risques que nous font courir aujourd’hui ceux que l’expérience de la Shoah a libérés de l’horreur et de la cruauté. Voilà ce que je crains toujours, à travers cette troisième section qui est intolérable et vulgaire. En plus, elle occupe une place qu’auraient pu occuper les photographies qui sont sur des moniteurs vidéo et qui passent à un rythme dont je me demande ce qui justifie le tempo auquel on doit les regarder. Si c’est parce qu’ils n’avait pas la place, il valait mieux utiliser les murs et que l’on puisse entretenir avec ces images le temps de pause, de silence ou de réflexion. Ce qui aurait permis, d’ailleurs, au lieu de se précipiter pour lire vite les textes qui les accompagnent, de s’apercevoir qu’elles ne montrent pas grand’chose.
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Lanzmann lorsqu’il dit que toutes les photos présentées étaient déjà connues. Bien sûr, il n’y a aucun doute que lui les connaissait toutes. Mais pour beaucoup de spectateurs-promeneurs-visiteurs, elles ne sont pas toutes connues. De toutes manières, la question n’est pas «on connaît ou on connaît pas, on a vu ou on n’a pas vu», c’est «qu’est-ce qu’on a vu quand on a vu ça»?

Surtout lorsqu’on sait que Lanzmann et plusieurs historiens ont reproché à cette exposition, malgré son titre, de ne pas faire clairement la distinction entre camps d’extermination et camps de concentration.
Marie-José Mondzain. Oui, il a raison! D’autant plus que Lanzmann a pris quand même un soin particulier à éclairer nos concitoyens sur la différence et que là, elle est tout à coup biffée.
Il n’en reste pas moins que ce lieu d’exposition n’est pas indigne, il n’est pas révoltant de part en part. Il est révoltant par son organisation, mais l’idée n’est pas indigne. Il manque toujours dans ce type de manifestation une véritable mobilisation des visiteurs. Que voient-ils? Qu’est-ce que ça change? Si ces images ont uniquement créé en eux un type d’émotion qui, chez les uns, va être de la saturation, chez les autres la dépression ou le dégoût, la peur, l’effroi ou, au contraire, l’excitation érotique, comment savoir? Quels moyens avons-nous de comprendre ce qui se passe? Aucun.
Parce que c’est exposé comme une manifestation culturelle, dans un lieu culturel. Autrement dit, ce moment de l’histoire où la culture a couru le plus grave danger devient thème et variation pour l’image dans une manifestation culturelle. C’est-à-dire que, sans qu’on le veuille, la Shoah devient le lieu d’une culture: il y a une culture de la Shoah. Or, c’est bien là que Lanzmann a raison de poser sa voix (même s’il le fait parfois dans des termes qui le rendent irritant), c’est que le seul moyen de maintenir cet événement historique dans le lieu où cet événement a fait courir et fait encore courir à la possibilité de la culture le pire des dangers, c’est-à-dire la barbarie, c’est de ne pas transformer les archives, les documents, le rappel à la mémoire en manifestation culturelle. Que ce soit infiniment difficile, on peut le comprendre, mais que ça ne soit pas possible, non. Je pense que c’est tout à fait possible.
C’est vrai que l’œuvre de Lanzmann, d’une certaine façon, s’inscrit sur la crête de cette possibilité et on ne peut que lui rendre hommage. Ce n’est pas le seul. On a souvent cité Resnais(6). Mais je pense aussi à quelqu’un comme Finkiel faisant le film Voyages (7) et créant une fiction (qui donc se situe tout à fait en dehors d’un geste d’archive et de rappel) où il dit quelque chose qui me paraît aussi capital que ce qu’a fait Lanzmann: la mémoire de cette histoire-là se construit au jour le jour et n’existe pas en tant que telle. C’est-à-dire qu’elle n’est pas nourrie des documents indiciels mais qu’elle est nourrie du traumatisme même que représente ce trou, cet abîme qui sépare ceux qui ont vécu cela. Lui, en faisant Voyages, a fait quelque chose que je trouve d’une poésie et d’une force politique tout à fait remarquables.
Il n’y a pas de solidarité culturelle, mémorielle, de récit commun entre ceux qui ont vécu ça. Il y a une sorte d’écart infranchissable entre les villes, entre les personnes, entre les moments: pas d’identification possible. Je trouve qu’il y a, dans ce bricolage fondateur d’une fiction, un geste particulièrement efficace de la part de Finkiel. C’est ce dont justement ne témoigne pas cette troisième section dans ce lieu culturel. Mais enfin, qu’est-ce qu’ils font? Photographier le bras tatoué d’un déporté…

Cela étant dit, le travail des artistes contemporains qui souhaitent entamer une réflexion sur cette période de l’histoire qu’ils n’ont pas connue mais qui les touche – par exemple Arnaud des Pallières(8) avec son film Drancy Avenir ou encore le travail photographique de Christian Gattinoni – est-il critiquable en soi?
Marie-José Mondzain. Ah non, je ne critique pas cela du tout! Le film d’Arnaud des Pallières est remarquable. Le problème de cette exposition est de dire qu’il y a un rapport entre les photographies d’histoire et une démarche plasticienne, alors qu’il n’y en a aucun.

Pourrait-on retrouver, dans ce que vous dites de Yi-Yi, un peu de la transparence et de l’opacité dont il est question dans votre ouvrage sur la peinture chinoise(11)?
Marie-José Mondzain. Cette peinture chinoise que j’expose, c’est précisément cet espace topologique d’élasticité sans fin et de circulation sans fin du dedans et du dehors qui fait, d’ailleurs, que j’ai trouvé complètement ridicule la réaction de Philippe Dagen. Il est vraiment le type même du critique qui fait rire les Chinois: le discours des influences, «ils refont tout à la façon des occidentaux», «ce sont des imitateurs», etc. Alors qu’ils sont, eux, dans une circulation ininterrompue de la tradition, de la révolution culturelle, du Communisme, de l’absorption de la tradition occidentale, de leur capacité de peindre sur du papier ou de la toile avec de l’huile, de revenir au lavis, etc. Et que le problème de l’écart de l’image reste inchangé, c’est-à-dire qu’une image n’est jamais l’image d’une chose assignable mais qu’elle est forcément l’image de quelque chose d’inassignable, qui n’a pas de lieu, qui n’est ni l’Orient ni l’Occident, ni l’Extrême-Orient, ni le dedans, ni le dehors, qui est une sorte de lieu intersubjectif où se joue la possibilité d’une circulation du sens entre des sujets qui sont séparés de façon irrémédiable.

On peut supposer que ce qui vous distingue d’un Philippe Dagen, par exemple, c’est que vous êtes partie en Chine, vous avez appris la langue et avez pensé et rencontré une culture qui nous est très étrangère. Comment un critique occidental qui n’aura peut-être même pas lu le texte du catalogue (indispensable pour comprendre tout cela) peut-il appréhender cette peinture?
Marie-José Mondzain. Oui, je sais d’autant plus qu’il n’a pas lu le texte, que quand quelqu’un lui a demandé s’il l’avait lu, il a répondu «ce n’est pas la peine, je sais déjà ce qu’elle dit»! Finalement, cette réaction est très symptomatique. Ne pas vouloir se mettre dans une autre posture pour aborder un autre monde, arriver avec les mêmes catégories et ne même pas se demander si regarder pourrait déplacer les catégories habituelles. Pour moi, ce fut une véritable rencontre. Ce n’est donc pas une rencontre au sens métaphorique. J’ai vraiment passé du temps dans la difficulté, mais aussi dans le plaisir.

Comment le concept d’économie en tant qu’incarnation peut-il être abordé dans un pays qui est très éloigné de nos monothéismes occidentaux? Comment le vide est-il rempli? N’est-ce pas le monarque qui remplit le rôle du dieu unique en s’incarnant dans les images?
Marie-José Mondzain. Le monde chinois et la culture chinoise (la culture du monde extrême-oriental d’une manière générale) a produit sur la question du vide une réflexion, des textes et même une pratique artistique exceptionnels, très largement plus vastes et plus approfondis que la façon dont la question du vide a été abordée dans nos cultures.
Le dispositif de l’incarnation, qui est un dispositif programmatiquement hostile à l’idolâtrie, ne l’a pourtant pas évitée parce qu’il a précisément rempli la catégorie que l’incarnation avait vidée, de tous les effets de pouvoirs institutionnels, cléricaux, monarchiques puis républicains. On a rempli sans arrêt ce que l’incarnation avait vidé, avec de l’institution et une consommation idolâtrique ou une idolâtrie de la consommation, qui fait que le monde de l’Économie n’a pas été une gestion de la visibilité en maintenant son vide mais, au contraire, une gestion des invisibilités en combattant la vision par une reconstitution du dispositif idolâtrique. On est dans un vrai paradoxe dans le monde Chrétien, un paradoxe et une crise qui n’ont cessé de rendre contradictoires le Capitalisme et le Christianisme. C’est quelque chose que la pensée communiste, marxiste, dans tous les cas, a essayé de faire dans un monde christianisé (que ce soit dans les contestations, les pensées révolutionnaires occidentales ou dans le monde russe, éminemment chrétien), avec l’utopie de trouver une régulation de l’économie qui freine, mette un terme ou résiste à l’accumulation idolâtrique de la richesse, du capital et de la consommation.
La façon dont l’affaire a échoué historiquement dans tel ou tel territoire, je ne l’aborderai pas maintenant. Mais ce n’est pas pour rien qu’il y a eu compatibilité de certains Chrétiens radicaux avec une pensée communiste, un socialisme chrétien, car l’idée est quand même qu’une justice entre les hommes, qu’un caractère fraternel et juste dans une juste distribution des biens et du partage soient possibles sur terre. Au prix, effectivement, d’un raturage violent de toute idée céleste. Pourquoi? Pour rendre totalement possible, impératif et rédempteur le plan révolutionnaire marxiste.
Donc, on a un remplissement et une espèce d’économie des vides et des pleins où la lutte contre la richesse (et là Orwell l’a très vite et bien compris au niveau des fictions et de l’analyse qu’il a faite d’une pensée communiste qu’il avait pourtant admirée), qui a montré comment se pervertit une utopie dans une dictature, en remplissant dans la négation des sujets et de la dignité ce que l’on croyait que seule la marchandise, le règne de l’or et de l’argent, pouvaient abîmer.
On a, en Chine, une expérience totalement différente. Ce qui est étonnant, c’est la façon dont aujourd’hui l’expérience communiste se maintient pendant qu’il y a une ouverture libérale du commerce. C’est parce qu’on est dans une tout autre distribution des concepts et des utopies. Il n’y a strictement rien de rédempteur dans l’idée du communisme. Le problème du vide, de l’idole et du maintien du vide comme lieu de résistance à l’idolâtrie n’est pas du tout un problème en Extrême-Orient. Le fait qu’il y ait des idoles au sens matériel du terme, des figures de la divinité, avec des autels, des cultes, n’est en rien animé par la conviction que ces idoles sont habitées par un esprit, qu’il y a une sorte de rapport ontologique et de substance divine qui est prise dans la matière.
Il n’y a, finalement, aucune naï;veté. Il y a des croyances et elles sont considérées comme telles. En revanche, ce qui est de l’ordre de la pure méditation et de la réflexion relève de toutes les techniques du corps, de la respiration, de la réflexion sur la vie. D’ailleurs, l’écriture et la peinture font partie des techniques du corps. Ces techniques ne pourraient exister sans la respiration et sans être des techniques du souffle. Le souffle lui-même ne peut se penser et se déployer que parce que, précisément, des choses se vident et se remplissent de façon rythmée, continue, ininterrompue. C’est aussi toute la pensée du Yin et du Yang, qui font que la totalité du monde est l’objet d’une circulation ininterrompue entre les principes contradictoires et complémentaires qui ne pourraient eux-mêmes être habités par la vie s’ils n’étaient séparés.
Or, cette séparation n’est pas séparation par un espace, elle est forcément ce vide respiratoire qui donne du jeu et du mouvement. S’il n’y a pas de mouvement, il n’y a pas de vie. Donc, ce qui habite la pensée chinoise c’est le souffle et le mouvement, comme geste, comme principe organique, principe disjonctif, comme écart infranchissable hors duquel il n’y a que mort. Là, on n’est pas dans un problème de rédemption, on est dans un problème de vie, de la vie elle-même.

Problème qui s’inscrit y compris dans la vie quotidienne avec, notamment, la gymnastique corporelle que les Chinois pratiquent tous les jours, au détour d’un parc, à la sortie du travail.
Marie-José Mondzain. Oui, il s’inscrit partout.

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