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Mapplethorpe et les nouveaux puritains

PAndré Rouillé

L’importante rétrospective que le Grand Palais consacre à Robert Mapplethorpe vingt cinq ans après sa mort a ceci de rassurant que cette œuvre aussi magistrale que sulfureuse n’a pas perdu de sa puissance provocatrice et dérangeante, ni de sa force à résister aux tentatives des puritains de toutes obédiences pour l’édulcorer, la vider de son énergie et… de son impact politique. Aujourd’hui encore, ici en France, on assiste à une série de tentatives pitoyables, plus ou moins conscientes, de déminer l’œuvre.

L’importante rétrospective que le Grand Palais consacre à Robert Mapplethorpe vingt cinq ans après sa mort a ceci de rassurant que cette œuvre aussi magistrale que sulfureuse n’a pas perdu de sa puissance provocatrice et dérangeante, ni de sa force à résister aux tentatives des puritains de toutes obédiences pour l’édulcorer, la vider de son énergie et… de son impact politique. Aujourd’hui encore, ici en France, on assiste à une série de tentatives pitoyables, plus ou moins conscientes, de déminer l’œuvre. Non plus au nom de la morale bourgeoise et familiale, ni de la religion, ni de l’homophobie ou du racisme anti-noir, mais sous une avalanche de louanges adressées aux qualités esthétiques des images ainsi qu’au raffinement (évident) du photographe propulsé au firmament de l’art.

En somme, en appelant Nietzsche à la rescousse, on loue l’«apollinien», l’idéal de mesure, de sérénité, de retenue et de perfection formelle, pour mieux occulter, sinon refouler, le socle éminemment «dionysiaque» de cette œuvre empreinte de démesure, d’ivresse et même de provocation, notamment sexuelles. Ce faisant, on risque de sombrer dans un puritanisme d’un nouveau genre, mais surtout de manquer l’originalité et la dynamique de cette œuvre dans laquelle les formes «apolloniennes» sont l’expression esthétique d’une vie «dionysiaque». Chez Mapplethorpe, l’«apollonien» des photos ne s’oppose pas au «dionysiaque» de la vie, il en est très singulièrement l’expression esthétique.

Mort du sida en 1989, Robert Mapplethorpe a édifié son œuvre photographique à New York, à l’encontre des tabous les plus tenaces de l’Amérique des années 1970-1980: le genre, la race, la sexualité, l’homosexualité, le sado-masochisme. Ce qui lui a valu l’hostilité et la censure de la part des associations religieuses et familiales traditionnalistes, ainsi que des politiciens réactionnaires tels que le sénateur Jesse Helms qui a vilipendé, par delà la mort, la «pornographie homosexuelle [du photographe] Robert Mapplethorpe qui mourut du sida après avoir passé les dernières années de sa vie à promouvoir l’homosexualité».

Dans ce contexte, la publication en 1986 du célèbre album The Black Book, entièrement composé de nus d’hommes noirs, a sonné comme un hymne provocateur à la gloire des mâles noirs, à la puissance et à l’époustouflante beauté de leurs corps, à leur charme et leur potentiel érotique. L’album est à juste titre apparu (et resté) comme un éloge direct et explicite, immanquablement inadmissible, du pénis noir. Négligemment et ostensiblement exhibés dans tous leurs états, au repos ou en érection, toujours magistraux, les pénis des noirs photographiés par Robert Mapplethorpe ont ainsi superbement bousculé les tabous de l’époque et franchi le seuil des visibilités ordinaires. Tout en apportant à l’homosexualité la force de l’évidence et de la légitimité.

Par delà les visibilités scandaleuses qu’elles ont instaurées, les photographies du Black Book ont fait irruption dans le champ social comme des forces agissantes. Contre le vieux fond de racisme encore très vif à l’époque dans la société américaine, elles ont déplacé la beauté, et la puissance physique et sexuelle, du côté des parias, des victimes de l’ordre social et politique. Cela en résonnance avec des mouvements tels que le «Black Power» et le «Black is beautiful». Contre la morale et l’ordre sexuel établis, les photographies du Black Book ont eu également valeur de manifeste en faveur de l’homosexualité et de toutes les pratiques sexuelles, y compris entre partenaires racialement différents.

Robert Mapplethorpe n’est pas un militant, mais c’est un homosexuel assumé, à l’évidence très attiré par les noirs, et un grand photographe-artiste fasciné par l’art de la Renaissance. Il a su mettre en concordance sa vie, qui est en quelque sorte «dionysiaque» (jusque dans la mort), avec son art, qui est hautement «apollinien». Et c’est dans cet alliage atypique du point de vue de l’orthodoxie nietzschéenne que réside précisément toute la force agissante de ses images. C’est par leur haute maîtrise formelle qu’elles sont parvenues à forcer les seuils d’invisibilité dont étaient frappées les réalités qu’elles figurent. Par leur degré d’élaboration formelle, les photographies de Mapplethorpe ont su rendre admissible et presque naturel, voire délectable, ce qui était à l’époque inadmissible et l’objet des plus violents rejets.

Aussi l’œuvre de Robert Mapplethorpe est-elle politique, esthétiquement politique. Au sens où elle inverse certaines des valeurs en vigueur en Amérique et ailleurs ; au sens où elle mine les fausses raisons des discriminations et hiérarchies ; au sens où elle bouleverse l’ordre du possible et de l’impossible, de l’admissible et de l’inadmissible ; au sens où cette œuvre rend visible de l’invisible. La somptuosité des tirages, l’agencement savant des lignes et des équilibres, les jeux toujours subtils des ombres et des lumières, mais aussi la prédilection assumée pour le noir et blanc qui instaure une mise à distance supplémentaire avec les choses, tout cela aboutit à ce résultat inouï (dans le contexte de la fin du siècle dernier et encore aujourd’hui) d’installer de nouvelles évidences.
Les noirs et les homosexuels, que les racismes et les tabous ordinaires ont refoulé dans les ghettos de l’opprobre et de la marginalisation, sont élevés aux sommets de la perfection physique, et au rang de porteurs de nouveaux types de vies et de libertés. Les pénis qui, plus que toutes les parties du corps des femmes, ont longtemps été soustraits aux regards publics, acquièrent une dignité esthétique d’objets à voir et à produire des plaisirs, tous les plaisirs.

L’impact de l’œuvre de Robert Mapplethorpe a été esthétiquement et politiquement si fort, et tellement empreint de toutes les choses du monde et de sa vie indissociablement artistique et sexuelle, qu’il est regrettable que les organisateurs de l’exposition et certains commentateurs s’échinent à édulcorer son œuvre, à la dé-sexualiser, à l’émasculer en somme.
On peut ainsi lire dans les colonnes d’Artpress (n° 410, avril 2014) qu’«il existe un malentendu tenace autour de l’œuvre de Robert Mapplethorpe, trop systématiquement indexée sur un homo-érotisme présumé sulfureux». Si les photos sont dites «de facto érotiques», l’œuvre dans son ensemble serait au contraire celle d’un «plasticien», d’un «classique». Autrement dit, Mapplethorpe serait «obsédé par la recherche de la forme parfaite, fasciné par l’esthétisation» plus que par la chair, le sexe et ses plaisirs.
Quant à l’«autre malentendu», c’est celui de la «fascination de l’artiste pour la négritude», qui est dite «frappante» et «complexe», et assimilée «aux plus convenus des clichés homosexuels»…

A l’encontre des nouveaux puritains, des coincés de la pensée qui s’épuisent à peser ce qui est du côté de l’érotisme ou de la pornographie, à séparer l’érotisme de l’esthétique, à opposer la fascination de Robert Mapplethorpe pour les belles formes classiques à celle qu’il éprouve pour la «négritude» [sic] et les plaisirs sexuels de toutes sortes; à tous ces moralistes aveugles qui ne savent pas apprécier dans le célèbre Man in Polyester Suit la différence entre la place réservée aux mains de l’homme et l’énergie esthétique et politique qui émane de son pénis (noir) pendant hors de la braguette de son élégant et policé costume.
A tous ceux-là, il suffirait peut-être de dire que Robert Mapplethorpe n’a jamais été ceci ou cela, mais toujours ceci et cela. Et que c’est avec ce mélange postmoderne et passionné de toutes choses qu’il a édifié comme personne une œuvre explosive à la fois esthétique, sexuelle et politique.

André Rouillé

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Dominique Baqué, «Scandaleux, Mapplethorpe?», Artpress 410, avril 2014.

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