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MAP n°7 : Où est Pierre Ardouvin ?

L’affiche-dépliant « Où est…? » met en avant un artiste contemporain qui fait l’actualité artistique parisienne : textes et illustrations au recto, reproduction d’une œuvre originale de l’artiste au verso, répondent à la question posée. Une façon originale de découvrir, pour ce 7e numéro, le travail de Pierre Ardouvin.

— Comité de rédaction : Pierre Denan
— Éditeur : M 19, Paris
— Parution : mars 2003
— Format : 21 x 15 cm (42 x 60 cm déplié : textes et illustrations au recto, reproduction d’une Å“uvre de l’artiste au verso)
— Illustrations : quelques, en couleurs
— Pages : non paginé
— Langue : français
— ISSN : 1632-0905
— Prix : gratuit

Lire l’article sur l’exposition de l’artiste au Palais de Tokyo (14 mars—27 avril 2003)

Présentation
par Pierre Denan

Montreuil (altitude 120 m, 100 000 habitants), ville de Seine-Saint-Denis entourée des communes de Romainville, Noisy, Rosny, Bagnolet, Fontenay, Vincennes. La ville de Paris est distante de 2 km.

Pierre Ardouvin vit à Montreuil. Son œuvre est le produit d’une histoire à laquelle un certain nombre d’entre nous furent confrontés, ces trente dernières années, ainsi que la mise en évidence de la dystopie dans laquelle nous vivons, pure création de nos rêves utopiques transformés en cauchemar, expression de nos fantasmes mais aussi d’une réalité sombre, celle d’un monde synthétique, d’un univers déshumanisé ou seule l’évocation devient possible, où les vestiges contemporains sont exposés comme des reliques, mis en relation avec leurs propres créateurs, réanimés dans des installations sensibles.

Cent années après l’euphorie avenirienne transcendantale des artistes du début du XXe siècle, le mouvement, la mobilité, la dynamique de la vie moderne échouent dans la désillusion, la fatigue, le stress, l’incertitude, la solitude, « la fin de l’histoire » et « la fin de l’homme ». Rien ne s’est accomplit, rien ne s’accomplira jamais, c’est toujours le présent. Ce n’est pas « la victoire sur la nature » du Malevitch de 1913 que montre Pierre Ardouvin, mais la victoire de la nature capitaliste mondialisée sur l’homme occidental désenchanté de quarante ans, revenu de tout, de Dieu, de Marx, de la politique et des prophètes, des avant-gardes et de l’économie.

Ses objets-avec-disparition sont pris dans des espaces clos. S’ils nous sont familiers, ils expriment toute la proximité inaccessible du petit monde quotidien dans lequel l’homme mélancolique tourne en rond, par opposition à la connivence lointaine désirable du monde spectaculaire qui, lui, le pénètre. Une bouée canard flotte sur un petit plan d’eau, une table et six chaises sont surélevées par des parpaings, un lit une place et une série de cuvettes en plastique sont soclés sur une plaque de mélaminé blanc, le couloir d’un appartement est divisé en son milieu par une bâche de plastique transparent, une auto-tamponneuse peut à peine tourner sur une piste aux dimensions ridicules, les bangs et les splash d’un dessin animé sont montés en boucle dans une symphonie post-pop minimale déprimante, il pleut dans la salle d’attente d’une entreprise, les trèfles redessinés d’une carte à jouer (le 10) évoquent une tête de mort, une carcasse de voiture incendiée avec boule lumineuse est présentée dans l’écrin drama-comique d’une belle surface bleue et d’une chanson de Michel Polnareff diffusée à l’envers. Comme l’écrit Ardouvin dans l’un de ses dessins : « Bienvenue au congrès ».

Pas de critique frontale du « système » de la part de l’artiste qui a une façon bien à lui de tenir les formes, voire de les rendre, telles qu’elles sont ou presque, avec juste ce qu’il faut pour jouer le jeu de l’art. Pierre Ardouvin retient ses coups, comme d’autres leur engagement, et désamorce ses propres installations. L’exposition « Bravo » est, à cet égard, exemplaire. Ce qui frappe d’abord, c’est la vision du champ architectural de la galerie brisé par les morceaux de ruban adhésif noir posés en segments courts. La perte des repères est une invitation au voyage chaotique. Cependant, à peine l’œil commence-t-il à s’adapter, l’esprit à s’échapper du cube, qu’une chaîne hi-fi, diffusant les applaudissements d’un public de télévision, rend visible deux podium ronds et blancs, posés au sol, mus par un moteur électrique. Reste à s’approcher des quatre photographies couleur de moyen format accrochées dans l’espace fractalisé, représentant le visage d’une femme, un chantier de démolition, les tables vides d’un restaurant, un intérieur de voiture aux sièges déchirés. Ce qui aurait pu n’être qu’un seul jeu sur l’espace devient — du fait de cette triangulation espace-spectacle-figure, et parce que l’on tente la narration (quel lien existe-t-il entre ces images, pourquoi ces applaudissements et ces podium, qu’est-ce que cela raconte ?) — une mise sous tension de nos contradictions (formelles, existentielles, relationnelles), une invitation à ne pas bouger, à ne pas s’élever, à ne pas se (la) raconter. Tout, dans ce dispositif, nous maintient à un mètre du sol, comme pris dans un filet : où sommes-nous dans le petit monde de la proximité inaccessible donnée, comment gérer le monde spectaculaire pénétrant, que faire de l’espace qui est le notre ?

Si l’œuvre est un moment du vrai, nous dit Pierre Ardouvin, c’est aussi un moment à dépasser, contrairement à ce que nous fait accroire la réaction qui, au nom de la démocratie, dans le cadre de son soutien inconditionnel au monde économique, instaure en principe politique la violence d’État : contrôle moralisation répression. Univers carcéral en somme, nivellement par le bas et tyrannie du nombre, ce que les légions de soldats de tous bords, autoproclamés « garants du beau, du bien, du vrai » ne se privent pas de relayer, et en en rajoutant, dans une forme mimétique accomplie, nous faisant vivre quotidiennement sous les diktats de l’esprit d’ordonnance.

Les dispositifs de Pierre Ardouvin, ses dessins et photographies font plus que rendre compte de la nostalgie trans-générationnelle d’une possibilité tombée, ou plutôt tombante. Ils nous invitent à ouvrir la nasse d’un système clos, muséal, auto-référentiel. Il faut voir dans cette Å“uvre des surfaces monochromes sur lesquelles l’artiste accrocherait ses figures, à l’inverse de Malevitch qui recouvre l’une de ses dernières peintures cubo-futuriste du premier Carré noir sur fond blanc. Si la figure réapparaît, avec le temps, sous les craquelures du carré historique, elle est demeure illisible, autant que peuvent l’être les surfaces monochromes décelables dans le travail d’Ardouvin, cause immanente, hors date et hors signification, d’une énergie en marche : la palette est ce par quoi tout a toujours commencé, et c’est ce qui doit nous inciter à retrouver une forme d’innocence, à prendre en charge une autre modernité. Devenez ce que vous êtes autrement qu’en achetant des pull-overs de la marque Lacoste, qui emprunte son slogan « deviens ce que tu es » à Friedrich Nietzsche. Dépassez-vous, dépassez l’art par l’art mais vite : vous allez disparaître, vous êtes en train de disparaître, vous avez disparu. Vous n’êtes plus à la mode.

(Texte publié avec l’aimable autorisation de Pierre Denan)

L’auteur
Pierre Denan a fondé M 19 (Mouvement 19) avec Frédéric de Lachèze. Il est directeur de la publication MAP.