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Madame la Ministre de la Culture…

PAndré Rouillé

Madame la ministre de la Culture et de la Communication, vous êtes à la tête d’un petit ministère investi d’une grande mission. Devant la convention UMP «Culture, l’heure du nouveau souffle» (26 janv. 2006), Nicolas Sarkozy ne déclarait-il pas que son projet présidentiel était «fondamentalement culturel», doté d’«un seul objectif: que la France soit de nouveau une terre qui brille, qui brille dans tous les domaines, et notamment dans la science, les arts, les lettres et la culture».
Excellent objectif à la réalisation sans doute difficile parce que la situation de l’art et de la culture dont vous héritez est extrêmement dégradée. Comme Nicolas Sarkozy le constatait lui-même devant la même Convention UMP: «Paris n’est plus la capitale internationale de l’art. […] Pourtant, les talents existent. Comment faire pour qu’ils puissent vivre en France de leur métier, qu’ils deviennent des artistes et des auteurs à la fois aimés d’un public français et connus dans le monde entier? Voilà la première question qui est posée à notre politique culturelle»

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C’est à partir de cette question, qui sonne comme un désaveu cinglant du bilan de vos prédécesseurs immédiats, que votre action sera observée.

Vos fonctions précédentes d’administratrice du Château de Versailles signifient clairement que l’action ministérielle de la culture sera placée sous le sceau du passé, alors que la France manque cruellement d’une politique culturelle et artistique résolument contemporaine.
Car une culture n’est vivante que dans la mesure où, sans être amnésique, elle est pleinement ancrée dans le monde d’aujourd’hui ; dans la mesure où elle fait résonner esthétiquement les forces et les devenirs du monde avec la mémoire séculaire sédimentée dans les œuvres ; dans la mesure où patrimoine et création sont associés dans un dialogue fécond.

En fait, vous incarnez l’erreur stratégique que commet le chef de l’État en accordant une priorité au patrimoine. Autant le patrimoine culturel français doit être préservé, exploité, diffusé et valorisé — comme vous l’avez assurément fait à Versailles. Autant le rayonnement international de la France, son inscription dans le présent et le futur, son positionnement en tête des grandes nations créatrices, ne peuvent que s’adosser à la culture vivante et à la création contemporaine.

Le patrimoine est un donné qui se gère, l’art et la culture contemporains s’inventent. Le patrimoine attire les regards, les sensations et les pensées vers le passé ; l’art et la culture contemporains concourent aux devenirs du monde. Le patrimoine enferme le pays et les esprits dans les domaines sécurisants et balisés du connu, alors qu’inventer et maîtriser le monde de demain requiert de chacun une ouverture large et sans réserve sur l’immensité incertaine des horizons nouveaux.

Un pays ne «brille» pas de la même manière, ni de la même intensité, ni de la même lueur, avec son patrimoine et avec sa culture vivante. La lumière du passé n’est pas celle qui éclaire le présent et le futur… Privilégier le patrimoine ou la culture contemporaine, c’est choisir un type de rayonnement culturel pour la France, c’est inscrire le pays dans une dynamique ou dans une autre.

Faute d’avoir compris cela les précédents ministres de la Culture — notamment vos amis politiques — ont laissé faiblir les lumières de la France sur la scène internationale : en philosophie (où la brillante école française de Deleuze, Derrida, Barthes, Foucault, etc., n’a plus d’équivalent), en art (où l’exposition permanente du MoMa de New York ne compte que deux artistes français), et malheureusement en bien d’autres domaines.
Alors que la France est devenue quasiment inaudible et invisible sur la scène culturelle et artistique internationale, c’est manifestement la même erreur que semble répéter le gouvernement auquel vous appartenez.

Reprendrez-vous à votre compte l’ordre des priorités qu’énonçait le président de la République au cours de la campagne électorale?
«Le rôle de l’État en matière de culture, disait-il, est triple : d’abord, l’entretien et la mise en valeur du patrimoine […]. Deuxième rôle, l’enseignement artistique, et à travers lui la démocratisation culturelle. Et enfin, la création» (Télérama, 21 févr. 2007).

S’agissant de la création, fût-elle la troisième roue du carrosse dans la hiérarchie présidentielle, saurez-vous, voudrez-vous, pourrez-vous en accompagner le renouveau et l’essor dont la France a tant besoin pour redevenir un grand pays de culture?
Cela dit sans vous offenser, car le monde et la culture changent aujourd’hui si vite et si profondément; les modes de création, de circulation et de réception des œuvres évoluent tellement — en particulier avec l’essor inouï; des réseaux numériques et avec l’internationalisation des scènes culturelles et artistiques — qu’agir dans la culture et l’art contemporains exige une parfaite connaissance des mécanismes techniques, des modes de pensée, des fonctionnements économiques, des postures artistiques, des concepts esthétiques en vigueur et en constante évolution…

A cet égard, la tragique incurie des décideurs de tous bords politiques (élus ou non) explique la misérable situation de l’internet culturel en France, alors que les réseaux numériques sont devenus paradigmatiques des nouvelles manières de penser, d’agir, de produire, d’échanger, et bien sûr de créer aujourd’hui.

La deuxième priorité du projet présidentiel, l’enseignement artistique, est avec raison conçue comme «la clé de la démocratisation culturelle», comme une heureuse réponse au démantèlement — opéré par Jean-Jacques Aillagon et entériné par Renaud Donnedieu de Vabres — du dispositif «l’art à l’école» dû à Jack Lang et Catherine Tasca quand ils étaient respectivement ministre de l’Éducation nationale et ministre de la Culture.

Mais à peine cette juste priorité est-elle énoncée par Nicolas Sarkozy qu’il la caviarde par une conception passéiste de l’«excellence», par un culte des «grandes œuvres de l’esprit» devant lesquelles il faudrait se prosterner, par une vision archaï;que de la réception des œuvres : «Attention, affirme-t-il témérairement, quand un enseignant demande à un enfant d’imaginer une autre fin au Cid, c’est dire à l’enfant qu’il peut se prendre pour Corneille, c’est le contraire de l’école de l’excellence».

Et bien non. Mille fois non. C’est placer l’enfant dans une situation active de dialogue avec une grande œuvre, et non pas dans une prosternation passive. C’est l’amener à s’imprégner suffisamment de l’œuvre, à se placer dans un rapport assez étroit de création avec elle, pour qu’il en propose d’autres versions. C’est le mettre en position de décliner un sens dans un registre formel particulier… C’est cela l’excellence, l’interactivité, le dialogisme. L’exact opposé d’une conception passéiste, cultuelle et statique de la culture.
Saurez-vous, voudrez-vous, pourrez-vous, Madame la Ministre, résister aux conceptions aussi simplistes qu’idéologiques du président en cette matière et dans d’autres. Et aurez-vous les moyens suffisants pour mettre en œuvre les actions adaptées.

La dernière des trois grandes priorités en matière de culture, la création, est assez paradoxalement enfouie dans la gangue épaisse d’un passéisme nauséabond. Moins de la part du chef de l’État, qui reste à cet égard heureusement assez réservé, que de son entourage immédiat.

Qu’il suffise d’évoquer la diffusion, sous le label sarkozy.fr, de la pitoyable vidéo d’une interview de trois artistes ânonnant les pires horreurs contre la presque totalité de l’art du XXe siècle, contre les institutions (Frac, Drac, etc.) conçues par Jack Lang, contre l’art contemporain, tout cela au nom d’un retour à un professionnalisme archaï;que inspiré par les valeurs artisanales et les pratiques de la Renaissance…
Ces conceptions ultra réactionnaires, paradoxalement cautionnées par des auteurs comme Jean Baudrillard, Jean Clair ou Régis Debray, gangrènent depuis presque deux décennies les débats sur la culture et l’art contemporains, sous le regard incrédule du monde.

Saurez-vous, voudrez-vous, pourrez-vous, Madame la Ministre, vous opposer à cette entreprise de dénigrement imbécile de la création contemporaine, qui prolifère dans une atmosphère de forte inculture artistique, qui dresse la population contre les artistes et les créateurs, qui dévalorise nationalement et fragilise plus encore la création française sur la scène internationale, qui vise à étouffer les forces intempestives de la création sous le poids mort des modèles du passé.

Vos succès, Madame la Ministre, seront ceux de la culture, de l’art et de la France. Mais j’ai sincèrement le sentiment que votre action ne sera positive que dans la mesure où elle saura, voudra, pourra aller à contre courant de la vague qui vous a porté à vos présentes fonctions…

André Rouillé.

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Killoffer, Sans titre, 2007. Mine de plomb. 30 x 21 cm. Courtesy galerie Anne Barrault, Paris.

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