PHOTO | CRITIQUE

Luc Delahaye

PPierre Juhasz
@12 Jan 2008

Images de guerre, du pouvoir, de catastrophe naturelle, images de ceux qui gouvernent le monde parfois jusqu’à le détruire, ces prises de vue, à la fois distanciées, précises et singulières dans leur neutralité témoignent de la meurtrissure du monde tout en jetant un trouble et suscitant le débat, voire la polémique…

L’exposition regroupe dix-sept photographies de grand format —d’environ un mètre sur deux mètres cinquante—, de forme panoramique qui rappelle le cinémascope, sans pour autant nous entraîner, apparemment, vers aucune fiction. Ce que donnent à voir ces images, capturant notre regard par l’étendue du champ qu’elles ouvrent, ce sont des vues saisies au fil de l’actualité, au fil des événements qui façonnent, inquiètent et parfois fascinent le monde, le déchirent, ces événements qui, peut-être, écriront son histoire.

Ainsi se succèdent un camp de réfugiés de Jenine, en Cisjordanie, après des combats, une messe à la Basilique Saint-Pierre de Rome célébrée en présence de Jean-Paul II, un corps gisant au sol —celui d’un taliban, selon le titre, tué pendant l’offensive de l’Alliance du Nord, près de Kaboul—, une réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unies, Slobodan Milosevic au cours de son procès, George Bush prononçant un discours, ou encore, la ville de Meulaboh, en Indonésie, dévastée par le tsunami.
Images de guerre, du pouvoir, de catastrophe naturelle, images de ceux qui gouvernent le monde parfois jusqu’à le détruire, ces prises de vue, à la fois distanciées, précises et singulières dans leur neutralité témoignent de la meurtrissure du monde tout en jetant un trouble.

En effet, apparentées à la photographie de reportage —Luc Delahaye a exercé pendant une vingtaine d’années en tant que photojournaliste, couvrant des événements comme la chute du mur de Berlin, les conflits en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Tchétchénie, il a été récompensé par plusieurs prix internationaux—, le format des images, leur cadrage, leur organisation interne et bien sûr, leur lieu d’exposition, transportent ces images de la sphère du reportage vers celle de l’art.

Elles deviennent ainsi, par le passage de l’image à une forme qui s’apparente au tableau, «candidat à appréciation» artistique, pour reprendre la formule de George Dickie. Ce qui se présente alors comme une production artistique est une certaine façon de pratiquer le photojournalisme, pratique au cours de laquelle le processus de la prise de vue importe plus, selon les termes de l’auteur, que le résultat final.
«Je ne travaille ni avant, ni après l’événement, mais pendant», confiait-t-il, il y a un an, au cours d’un entretien (1). «J’avais deux mots: vitesse, indifférence. La recherche du geste parfait, pur dans son efficacité. Cet ensemble de gestes qui n’ont pas d’autre finalité que leur propre accomplissement, cela, pour moi, relève très clairement de la performance artistique».
Face à l’événement et dans certains cas, face au risque, le défi est d’«enregistrer autant de détails que possible et de parvenir à un ordre, sans ôter du réel sa complexité. Énoncer le réel et créer […] une image qui pense […]. Il y a dans la photographie documentaire, ajoutait-il, cette possibilité intéressante de parvenir à une forme poétique […] c’est ce que je cherche».

Les images exposées possèdent une très forte intensité, une façon particulière de mettre en suspens l’instantanéité des prises de vue, par le déplacement de leur part informationnelle, en quelques sortes, par leur transfiguration en tableaux.
«Les photos retenues(2) portent un paradoxe, écrit Michel Guerrin. Elles sont réalisées dans l’urgence, souvent en quelques secondes, mais elles semblent ralentir le temps de l’information» (3). Et c’est cette intensité qui produit le risque que ces images comportent. Car en happant notre champ visuel par leur format et par leur échelle, elles entraînent le regard et la conduite attentionnelle vers une approche esthétique que l’auteur d’ailleurs recherche et assume : «Être un artiste, c’est avant tout porter un regard libre sur le monde, Il n’y a pas un endroit, une zone grise du monde, d’où le regard serait exclu. Cela est, très exactement, une attitude morale. Ensuite, la beauté n’est pas un luxe, elle est nécessaire, absolument, partout et à tous» (4).

On comprend ainsi le débat, voire la polémique, qui entoure les photographies de Luc Delahaye. Si tous s’accordent sur la qualité indéniable de ces images, il y a, d’un côté, ceux qui reconnaissent le travail en tant qu’œuvre d’art, y voyant une relation avec le genre pictural qu’a été la peinture d’histoire —c’est le cas de Philippe Dagen ou de Michel Gerrin (5)—, de l’autre, ceux qui critiquent dans ce travail le passage du photojournalisme à la production artistique, au sein d’une esthétique conduisant vers des amalgames douteux et vers une banalisation de l’art —c’est le cas d’André Rouillé (6)—, ou encore ceux qui critiquent la démarche consistant à faire de l’art avec la souffrance des autres, à donner à voir «non sans pesante emphase, la mise en spectacle du monde […], la sublimation esthétisée de la mort des combattants» (7), comme l’écrit Dominique Baqué.
Quel sens, en effet, peut véhiculer une photographie panoramique d’un homme gisant à terre, un taliban, tué au cours de bombardements, ou bien la photographie montrant dans un large paysage montagneux, sur une route, un groupe d’Afghans veillant leurs morts ensanglantés, étendus à leurs pieds? Le sens d’une dénonciation ou celui d’une énonciation? S’agit-il encore de témoignage ou bien d’une esthétisation de la brutalité du réel, d’images d’actualité sophistiquées ou bien d’une forme nouvelle de la peinture d’histoire?

Il semble bien que l’ambiguïté du statut et du sens de ces images naisse de l’ambition artistique et esthétique qu’elles comportent et qui indéterminent en elles des questions d’ordre éthique et politique. Cette ambition, si elle en constituent leur sève, en produit aussi, d’une certaine manière, leur possible poison.

Walter Benjamin écrivait en 1935: «Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre».

1. «Luc Delahaye, décision d’un instant», interview par Philippe Dagen, in Art Press n°306, nov. 2004.
2. Luc Delahaye fait de nombreuses prises de vues, mais il ne retient que trois ou quatre photographies par an. Chacune des vues est tirée en cinq exemplaires. Treize d’entre elles ont été rassemblées, en 2003, dans un coffret intitulé History.
3. Michel Guerrin, «Luc Delahaye, du photoreporter à l’artiste», Le Monde, 23 nov. 2005.
4. Propos rapportés dans l’article de Michel Guerrin, ibid.
5. Articles cités.
6. Voir éditorial de Paris-art.com du 08 décembre.2005 : André Rouillé, «Les musées ne font plus l’art».
7. Dominique Baqué, «Construire un regard sur le monde», in Art Press, janvier 2006.

Luc Delahaye:
—  Aftermath in Meulaboh, 2005. Tirage chromogénique. 111 x 241 cm.
— Taliban, 2001. Tirage chromogénique digital. 111 x 237 cm
— Kabul Road, 2001. Tirage chromogénique. 111 x 241 cm.
— Northern Alliance Fighters, 2001. Tirage chromogénique. 111 x 238 cm.
— The Milosevic Trial, 2002. Tirage chromogénique. 111 x 238 cm.
— Jenin Refugee Camp, 2002. Tirage chromogénique. 111 x 239 cm.
— 132nd Ordinary Meeting of the Conference, 2004. Tirage chromogénique. 138 x 300 cm.

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