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Lluis Villuendas I Lleixà

Les animaux et la photographie: pour interroger la représentation et la perception, la surface et la profondeur; pour photographier comme un peintre et non comme un photographe ; pour devenir imperceptible.

Katrin Gattinger. Vous présentez un ensemble de photographies de jouets en forme d’animaux. À proximité de ces photographies, vous avez installé des exuvies de cigales. Quels sont pour vous les rapports entre la représentation et le réel ?
Lluis Villuendes I Lleixà. C’est une question importante. Ce rapport m’inquiète. J’ai cherché mon rapport et, par extension, le rapport des autres. En fait j’ai essayé de dissocier le rêve de la réalité. Ce n’est pas pour trouver une réalité que l’on pourrait qualifier d’absolue, mais pour rencontrer un appui d’existence, pour avoir un repère. Mon travail pose la question de l’identité, de la mienne et de celle des autres. À première vue, mes photographies représentent des animaux. Mais en les regardant attentivement, on s’aperçoit qu’il s’agit effectivement de jouets. C’est cet aspect qui m’intéresse : la « représentation » et la « perception » sont les matériaux que l’on possède pour construire la réalité, qui est parfois fausse.

Peut-on dire que la représentation est équivalente à une exuvie, à une « peau vide » ?
On pense d’une façon logocentrique, on reste encore attaché à la Monadologie de Leibniz, incapable d´imaginer « la maison de l’âme » vide. On n’arrive pas à percevoir les choses dans la surface. On pense que les peaux sont vides parce qu’on s’attend à trouver « quelque chose dedans ». Je préfère vivre dans la surface.

Pensez-vous alors que le contenant est le contenu, et que c’est parce que nous cherchons une substance en profondeur que nous ne sommes pas assez attentifs à la surface ?
Les images se replient sur elles-mêmes et se déforment pour recréer le volume d’où est née la représentation. Le parcours, à travers ces formes qui s’alternent, et se biaisent, nous fait découvrir ce qui est en train de se produire sous nos yeux dans la réalité. Les notions du haut et du bas se perdent, mais on conserve le point de vue du spectateur : la tendance première à regarder vers le haut disparaît et l’on a l’impression de contempler un fond et, après un temps, ces impressions vont s’alterner jusqu’à faire disparaître la perception en deux dimensions pour amener un sens spatial et flottant, en suspens… Peut-être ces représentations devraient-elles être comprises comme un manque si le rapport des éléments entre eux parvenait à annuler les effets des signifiants imposés de l’héritage culturel.

Qu’entendez-vous par « vivre dans la surface » et quelle est cette surface par rapport à votre travail ?
ll n’y a que des questions sans réponse, sans solution définitive, désespérées. Le travail appréhende simplement le concept d’exister, sans épaisseur ; il peut nier et affirmer instantanément au moment où il est perçu. Sensation identique à celle de s’enfoncer et de se perdre dans ce que l’on explore : l’idée d’approfondir, de se fondre, de devenir ce qu’on recherche. Comme la main qui dessine les animaux qu’elle chasse, la représentation comme exorcisme, cette nécessité, ce désir de se faire, de se constituer, d’échapper à la mort, de la fuir, de lui résister alors que nous savons qu’elle est la seule issue, l’heure extrême et fugace qui en est « le confins ». La présence éternelle, idéale et opprimante qui nous rappelle que la réalité au sein de ses frontières est quelque chose de très bref et spatialement limitrophe.

Vous présentez également une vidéo, qui fait partie d‘un ensemble de douze films et cassettes. On voit un objet rond en plastique blanc avec des compartiments. Cet objet effectue une rotation lente en avant et en arrière. Dans chaque compartiment se trouve une araignée morte. Il s’agit en fait d’une cassette vidéo que vous avez ouverte et filmée pendant la lecture dans le magnétoscope, après y avoir introduit les araignées. Cette « cassette préparée », qui est dans le magnétoscope de votre espace au Salon de la Jeune Création, est celle sur laquelle est enregistrée son image. Le spectateur voit donc sur l’écran ce qui est « physiquement » dans le magnétoscope. En plein dans ces questions de contenu et contenant, de surface et d’écran, n’attirez-vous pas à coup sûr l’attention dans les profondeurs du mécanisme ?
L’installation vidéo, appelée Vidéothèque, est composée de douze cassettes-sculptures. Le principe est que l’image projetée à l’écran correspond à un film de l’objet-cassette visionné, dans lequel sont intégrés des animaux et objets divers. C’est un groupe de onze moniteurs de petites tailles (12/15 pouces) disposés dans le même espace commun, comme dans un zoo. Les moniteurs sont suffisamment petits pour que l’on doive s’approcher de très près pour voir clairement l’image projetée. Ils sont disposés de façon à ce que l’on ne puisse pas regarder plusieurs moniteurs en même temps, obligeant ainsi le spectateur à parcourir individuellement les « cages ». La perception totale du groupe nous laisse deviner qu’il y a des choses en mouvement, sans pouvoir arriver plus loin. Par contre, on entend le bruit de chacune de ces cages. Les sons et les rythmes différents, qui se mélangent, forment un son général commun, qui s’individualise aussi lorsque l’on s’approche.

Vos photographies d’animaux en plastique ont un grain très important et leurs couleurs à dominante verte semblent avoir été obtenus par des filtres. Les animaux photographiés, que l’on sait petits, subissent un changement d’échelle important grâce aux grands tirages. S’agit-il, avec ces opérations techniques, de poser des surfaces supplémentaires par strates ?
Les photographies sont prises en infrarouge, donc dans l’obscurité. Ce sont des portraits de personnages que j’ai découverts en me promenant avec la camera dans le noir absolu. C’est comme dans un film où l’on aurait peint l’homme invisible avec une bombe de peinture pour l’attraper, comme essayer de percevoir une chose dont on n’est pas sûr qu’elle existe. C’est clair que je rajoute des strates au modèle. J’utilise la photographie comme un peintre et non comme un photographe : en rajoutant des couches, techniquement sur le modèle et dans la relation avec les autres pièces. La série se compose de pièces de différentes natures. C’est un travail détaché de discipline, d’orthodoxie. J’utilise une image photographiée à partir d’une vidéo, une vidéo à partir d’une sculpture. Il n’y a pas de définition technique de la pièce : elle est conçue par et pour la relation entre différents « objets » artistiques construits avec des disciplines différentes. Je tente de me rapprocher de la Peinture, en me détachant d’elle chaque fois un peu plus dans chaque série, comme si j’essayais de ne pas être peintre, de disparaître.

Certains disent que photographier un sujet, c’est le rapprocher de sa mort. Vous photographiez des objets sans vie et vous confrontez ces photographies à des enveloppes qui ont, à un moment, contenu une vie. Qu’en est-il des questions de vie et de mort dans votre travail ?
Je crois plutôt que la photographie nous rapproche de la non-existence, que c’est différent de la mort. On s’approche tout seul de la mort, avec ou sans la photographie, avec le sexe ou l’amour, avec les souvenirs et le devenir aussi. Il y a dans mon travail la même question de vie et de mort que dans le travail des autres, qui peut rester plus ou moins cachée. Mais en réalité, ce ne sont pas des questions de vie, ce sont des questions de mort, parce qu’on n’est pas capable de vivre autre chose que le présent vivant, « événementiel ».

Votre installation est faite de telle manière que certains des animaux photographiés semblent regarder les exuvies de cigales posées sur de solides petites structures en métal. Le titre Zoo vient-il de cette idée du regardeur regardé, y compris le visiteur du salon ?
La présentation, l’installation, de ce travail est pour moi comme le parcours dans un zoo. C’est un parcours non linéaire, labyrinthique et sélectif. Il y a plusieurs façons de parcourir un zoo. La première est celle qui perçoit le zoo comme une distribution d’animaux avec des caractéristiques physiques propres. La seconde est induite les traits liés aux comportements sauvages de ces animaux dans leur élément naturel. Il est non linéaire car on passe rapidement devant certaines cages, alors que l’on se laisse épater par les spécificités morphologiques ou comportementales d’autres animaux. Tous ces acteurs de la vie sauvage sont présents ensemble, mais séparés, en cage. Ils sont dans ce lieu qui les connecte à l’extérieur, notamment aux spectateurs et à l’observation des autres, à la réalité, et au point de vue du peintre. Nous voilà au cœur du travail de Velázquez, qui portraiture seulement ceux qui le regardent, comme l’a bien montré Michel Foucault dans la préface des Mots et les Choses. Mais le peintre n’est pas dans le zoo; je ne veux pas être là. Je veux seulement être le souvenir, la disparition, une anecdote de la vie du tableau et de ceux qui le regardent. Je veux disparaître dans le tableau, dans les taches, dans les animaux qu’il y a dans le tableau. Peut-être, le tableau doit-il être orphelin ?

Vous n’utilisez pas pour la première fois l’animal pour votre travail. Pouvez-vous nous dire ce qui vous intéresse dans l’intégration des insectes dans vos installations et vos films ?
Deleuze dit qu’on ne devient pas un animal sans la fascination pour la meute, pour la multiplicité. Je suis séduit par cette idée de m’effacer dans cette multiplicité des pièces, et devenir imperceptible. Je veux dire qu’en principe l’éloignement du monde, le travail ininterrompu engendre des rêves, crée des images (plutôt des paroles en format peinture qui me rendent muet à l’instant où je vais les prononcer). À un certain moment ces images s’éveillent et surgissent tel un animal, comme une présence indiscutable, lointaine et en même temps irréfutable, impossible à dissiper (non pas comme une idée spéculative, même si les paramètres en sont littéraires). Il y a, dans le projet, un langage pensé, capté en termes visuels, comme un signe de la révélation, un geste religieux, un sentiment d’hériter, de transmettre, de se revendiquer d’un certain esprit guerrier, avec le désir de mourir en tuant, l’arme à la main, mais avec cette angoisse aussi que nous donne le fait d’en être incapable.

Entretien réalisé par Katrin Gattinger, le 20 février 2003, à l’occasion du Salon de la Jeune Création 2003. Grande Halle de la Villette à Paris.

L’artiste
Né en 1966 à Barcelone, Espagne. Il vit et travaille depuis 1999 à Montreuil, France.

Coordonnées
61, rue Beaumarchais
93100 Montreuil-sous-Bois
T. 01 48 58 50 12
lluis.villuendas@wanadoo.fr

Sites
Le site de l’artiste
Le site de l’association Huicenmillun dont Lluis Villuendas est membre.

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