PHOTO | CRITIQUE

Lisette Model

PNicolas Villodre
@11 Mar 2010

Cette rétrospective de la photographe américaine d’origine autrichienne, qui fit ses débuts en France au début des années 30, présente une bonne centaine de clichés classés chronologiquement et thématiquement, par lots.

Les tirages vintage sont, techniquement parlant, d’une qualité rare. Esthétiquement, cela peut se discuter. Sur le plan documentaire, rien à dire. Ils font date. Tout, finalement, avec le temps, prend de l’intérêt, de la plus-value, de l’aura.

La série niçoise donne le ton de l’exposition. On a d’emblée l’impression d’un certain voyeurisme de la part de la photographe qui présente tantôt ses victimes de dos, tantôt en pleine action d’un repos plus ou moins bien mérité — il s’agit essentiellement de retraités aisés, de rentiers en fin de parcours, de vacanciers fatigués, de joueurs de casino au moment du petit déjeuner (Famous Gambler, 1934), d’oisifs en tous genres, généralement assis sur des chaises en rotin à la peinture écaillée, et vêtus élégamment ou bourgeoisement.

On n’y sent ni empathie ni ironie de la part de Lisette Model. Encore moins une condamnation de type politique comme celle de Jean Vigo, venu observer la même faune quelques étés plus tôt (À propos de Nice, 1930).
Les cadrages sont assez serrés. On sera sans doute sensible à la masse corporelle du malabar en marcel à rayures horizontales, de dos, posé sur un banc, occupant toute la surface disponible du cliché (Circus Man, 1933-1938). À l’officier mutilé de la guerre de quatorze, immobile sur son tricycle, le regard vide, au côté duquel se trouve une jeune femme — fille, épouse ou dame de compagnie. À la sexagénaire fixant probablement l’objectif à travers ses lunettes noires, les pieds nus, les ongles des orteils vernis, vêtue et dévêtue à la fois, entrant ou sortant du bain, fumant une cigarette blonde bien méritée. Au dormeur observé par sa voisine de terrasse liseuse du journal local, rêveur assis pour toujours dont la peau du visage paraît aussi tannée que le cuir de ses souliers luisants – cirés de frais.

La série parisienne n’a rien de spécial. Elle est certes pittoresque, anecdotique mais toujours un peu trop convenable. On y apprend des choses, bien sûr, sur cette période de crise. Par exemple: que l’aveugle qui pose pour l’appareil à son insu (voyeurisme oblige) l’est, si l’on en croit l’écriteau accroché à son cou, «depuis l’âge de 7 ans». Et qu’il est capable «de dire au toucher la valeur et le pays de la pièce qu’on [lui] confie».

La série sur San Francisco est un peu décevante, celle sur Reno plus bizarre, ses abstractions sur les reflets de vitrines de Manhattan pas vraiment convaincantes — n’est pas Atget qui veut.
Mais c’est en Amérique que Lisette Model trouve sa manière. Ses reportages se font plus fouillés, plus aigus. Les photos sont, sinon toujours nettes, du moins singulières. C’est là et dans les années quarante qu’elle réalise ses images sur la grosse baigneuse resplendissante, souriante (Coney Island Bather, 1939-1941). Là qu’elle produit ses exercices de style sur les pieds des passants (Running Legs, 1940-1941). Là qu’elle se lance dans l’exploration des marges (ses clichés sont pour la première fois à la distance la plus juste avec ses modèles, notamment ceux sur les travestis, 1945). Là qu’elle découvre et nous fait découvrir la vie nocturne des boîtes, des cafés, des restaurants et des établissements chantants de Big Apple (chez Nick, chez Sammy, chez Gallagher’s, le Metropole Café, etc.). Là qu’elle exécute l’étonnante photo en contre-plongée de la chanteuse du Metropole Café (1946), tenant son microphone «Swing» à la main, la bouche grande ouverte, la chevelure comme électrifiée.

Elle devient alors une très grande portraitiste. Aussi bien d’inconnus (les passants) que de célébrités (Diane Vreeland, 1945; Ossip Zadkine, 1945; le grand photographe Gjon Mili au travail avec une chambre noire encombrante et improbable, 1945; sa série plus légère sur les vedettes du jazz dans les années cinquante: Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Bunk Johnson, Bud Powell; le reportage sur une vente de charité où elle obtient deux portraits d’une rare originalité: celui de James Mason et celui de Frank Sinatra).

Lisette Model prend aussi quelques clichés de la mime et danseuse allemande Valeska Gert, réfugiée à New York à cette époque, probablement dans le cabaret qu’elle avait ouvert au Greenwich Village. L’un d’eux l’immortalise dans son numéro intitulé… Death.

Liste des Å“uvres
— Lisette Model, Alberta-Alberta, Hubert’s 42nd Street Flea Circus, New York c. 1945.
— Lisette Model, Promenade des Anglais, Nice, C. 1934. Tirage gélatino-argentique d’époque. 43 x 35,5 cm
— Lisette Model, Coney Island Bather [Baigneuse, Coney Island], New York, c. 1939-1941. Tirage gélatino-argentique d’époque. 50,5 x 40,5 cm
— Lisette Model, Reflections (Reflets), New York c. 1939-1945
— Lisette Model, Reflection [Reflet. New York, c. 1939-1945. Tirage gélatino-argentique d’époque. 42 x 34,5 cm
— Lisette Model, Metropole Cafe, New York, c. 1946. Tirage gélatino-argentique moderne (1977). 49,5 x 39,7 cm
— Lisette Model, San Francisco, 1949
— Lisette Model, Promenade des Anglais, Nice C. 1934
— Lisette Model, Running Legs, 5th Avenue [Jambes de passants, 5e avenue], New York, c. 1940-1941. Tirage gélatino-argentique moderne (1980). 49,4 x 39,4 cm
— Lisette Model, Valeska Gert c. 1940. Tirage gélatino-argentique d’époque. 34,6 x 27,7 cm
— Lisette Model, Sammy’s, New York, c. 1940-1944. Tirage gélatino-argentique d’époque. 50 x 40,6 cm
— Lisette Model, Nick’s, New York, c. 1940-1944. Tirage gélatino-argentique d’époque. 25 x 34,7 cm
— Lisette Model, Louis Armstrong, c. 1954-1956. Tirage gélatino-argentique d’époque. 27,2 x 34,8 cm
— Lisette Model, Belmont Park, New York, 1956. Tirage gélatino-argentique d’époque. 33,5 x 27,1 cm

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