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L’île d’après

PNicolas Villodre
@24 Mai 2009

Cette exposition de Gilles Saussier fait partie d’un projet au long cours, L’Envers des villes, endroit des corps — dont un volet avait déjà été présenté par la galerie en 2005.

La vidéo éponyme, diffusée sur écran plat, présente l’artiste lisant à voix haute le récit d’une enfance vécue  du côté d’Ancenis, sous-préfecture des bords de Loire, quelque part entre Nantes et Angers. La captation de la performance intitulée Le Gué, tournée à Nantes, est projetée dans la grande salle du fond.

Pour l’occasion, Gilles Saussier recycle les portraits «cartographiques» d’un travail antérieur, inédits en France, quoique datant déjà d’une dizaine d’années, traitant des paysans sans terre du Delta du Bengale et du cours du Brahmapoutre. Par un raccourci saisissant, il rapproche dans son film l’univers de ces gens privés de tout de celui du «sans domicile fixe» mort tragiquement à Saint-Nazaire, en 2005.

En 2002, le photojournaliste repenti précisait sa démarche en énumérant les contraintes qu’il s’est imposées. Il préconise l’exposition in situ, chez l’habitant ; l’échange de bons procédés entre lui et ses «modèles» ; l’accrochage sur les lieux de la «prise» de vue, qu’il considère comme «un point de départ […], le début et non la fin d’un processus documentaire» ; des aller retour entre l’artiste et ses images ou, ce qui revient au même, ses «sujets» ; une réflexion sur la valeur d’usage de la photographie ; un essai de «transmutation poétique» ou, en tout cas, dialectique, de la celle-ci ; le regard critique du média ; la méfiance vis-à-vis de la vision exotique, colonialiste, de l’art, ainsi que de toute forme d’appropriation de l’espace ; la dénonciation du «déficit anthropologique» ou de l’oubli de l’élément humain de la part de certains artistes ; la mise au rancart des enjeux de pouvoir ; le refus du portrait psychologique ; le rejet du «gimmick» qui, pour certains photographes, tient lieu de «style»…

Le style, c’est l’homme, disait l’autre : on peut aussi dire que le style est (dans) la contrainte. Un photographe comme Raymond Depardon, par exemple, a pris au sérieux, au moment de passer au film, certaines des règles du «cinéma vérité» énoncées par Jean Rouch, issues de l’expérience de terrain d’ethnographes tels que Marcel Griaule et de pionniers du documentaire comme Vertov ou Flaherty : caméra légère tenue à l’épaule, son direct, immersion dans le milieu, recherche d’une «ciné-transe», quête du plan-séquence idéal, etc.

La conception exigeante de Gilles Saussier relative au «documentaire» photographique ne va pas jusqu’à soumettre ce moyen d’expression «artistique» au bon vouloir des sociologues — certaines considérations du photographe peuvent faire songer aux idées d’un Pierre Bourdieu — ou aux contingences politiques — voir l’utilisation de la photographie en matière d’aménagement du territoire, par exemple.
Que la photographie soit «acte performatif» ou non, à but non lucratif ou informatif, que l’imagerie soit tautologique ou «conceptuelle», il faut aussi définir à un moment donné la production d’un artiste en termes esthétiques.

Car, au-delà des intentions, des commentaires sur l’œuvre, des anecdotes sur sa réalisation, de l’analyse du processus créatif, on s’attachera au résultat plastique. Gilles Saussier ne pose pas que des questions d’ordre éthique ou déontologique. Sa position n’est ni anti-artistique, anti-rétinienne.

Dans la série de portraits couleur, apparemment en 24 x 36, tirés en assez grand format, on a l’impression que l’artiste a pris au pied de la lettre la formule d’Adorno sur la «sédimentation de contenus». Il explore les visages humains comme d’autres étudient des parchemins susceptibles de dévoiler des secrets derrière leurs traces palimpsestiques.

L’image léchée n’est pas du tout remise en cause. L’artiste oscille entre le pittoresque et le naturalisme, les deux écueils de son art. Ce couple antagoniste a frappé chacune des faces de la monnaie de singe qu’est peut-être bien aussi la photo. Les vieillards, en très gros plan, font face à l’appareil, sans vraiment fixer l’objectif.

Les «modèles» du photographe— pour reprendre ce terme cher à Robert Bresson qui refusait de filmer des acteurs professionnels par souci de vraisemblance — ont le visage tanné, boucané, bistré, fatigué. Cadrés de vraiment près, certains d’entre eux ont laissé pousser une barbe rase et chenue. D’autres sont d’une beauté abstraite, asexuée.

Le paysage se reflète dans la prunelle d’un des vieillards.
L’artiste a produit du lisible à même la peau.

Gilles Saussier
Sans titre, Logé chez l’habitant, Saint-Nazaire, 2006-2008. Impression lambda. 100 x 126 cm
Sans titre, Logé chez l’habitant, Saint-Nazaire, 2006-2008. Impression lambda. 100 x 126 cm
Le Gué, Envers des villes, endroit des corps, Nantes, 2006-2007. Film vidéo. 9,49 min
Anowara Begum, Char Bangla, Golachipa Thana, Patuakhali Disctrict, Living in the fringe, 1995-1996. Impression pigment sur papier baryta. 140 x 100 cm

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