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L’Idiotie. Art, vie, politique – méthode

Relire l’histoire de l’art moderne et contemporaine sous l’angle de l’idiotie. Une occasion de réhabiliter certains artistes trop vite jugés et relégués à la marge du panthéon des Glorieux. Magritte, Satie, Filliou, Kippenberger et tant d’autres ont enfin droit à leur chapitre d’un pire devenu meilleur !

— Éditeur : Beaux Arts magazine, Paris
— Collection : b.a.m livres
— Année : 2003
— Format : 19 x 24,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 290
— Langue : français
— ISBN : 2-84278-431-6
— Prix : 33 €

Introduction : l’idiotie au centre
par Jean-Yves Jouanais (p. 11-12)

Parce que parler n’aurait trait à la réalité, selon Stéphane Mallarmé, que commercialement, il serait souhaitable d’amender les projets d’écrire l’histoire, de les assouplir suffisamment, afin que, échappant à la petite épicerie de leur comptabilité, ils puissent entrer en tractation avec l’imaginaire, la fiction, le fantasme, la physique encore ésotérique des fluides comme des trous noirs. Nul ne parle d’art lorsqu’il glose sur les couleurs, les traits, les formes, les affects. Le philosophe Benedetto Croce le disait autrement, des 1913, assénant que seule l’intuition caractérisait le fait artistique, aucunement un quelconque fait physique : mesurer et peser les statues n’était, selon lui, qu’une science à l’usage des déménageurs.

Aussi la critique artistique, comme genre littéraire, se nourrit-elle d’influences qui complexifient sa définition comme sa fonction. Des écritures sur l’art différentes naissent ainsi, des essais aux méthodologies hérétiques et qui ne désirent pas avouer leur genre, au sens quasi sexuel du terme. Et qui posent une question passionnante. Quelle est la proportion de subjectivité, voire de fiction, quel est le coefficient d’art que peut assimiler ou véhiculer un essai théorique sans cesser d’être un ouvrage de référence scientifique ? Car si l’écriture sur l’art s’autorise les voies de la fable, revendique des modes narratifs déviants, elle n’échappe pas pour autant à sa tradition scientifique, et renoue plutôt avec des points de celle-ci laissés dans l’ombre, souvent incompris, inexploités. C’est le cas des intuitions méthodologiques mises en œuvre par l’historien de l’art allemand Aby Warburg (1866-1941). Se trouvent de nouveau pensables, aujourd’hui, les vertus heuristiques de l’anachronisme, l’intrusion du corps du regardeur dans le champ de son expérience esthétique, une pratique des phénomènes tout autant qu’une observation de ceux-ci, le déploiement de ce que Warburg nommait une « iconologie des intervalles ». Ces libertés nouvelles ou retrouvées, l’ouverture de l’essai théorique aux matériaux de l’obsession et de la fiction, offrent l’opportunité d’accorder poétiquement les discours à leur objet.

Ce point posé, affirmer que l’art décisif du siècle dernier et l’idiotie ne font qu’un, que « moderne » et « idiot » sont synonymes. Constater que, suivant ce principe d’équivalence, le premier terme regagne en innocence quand le second conquiert un insolent crédit de gravité et de passion. Décider que l’idiotie n’est pas une tribu, une sous-famille, le caractère signalétique et caricatural d’une dissidence, d’une excentricité, mais s’avère le nom générique et rassembleur des faits véritablement modernes ayant eu lieu ou non. Soutenir que ce point de vue est le seul possible, que l’idiotie n’est pas une entrée en matière, partageant cette faculté de pénétrer le sujet — l’art — avec une infinité d’autres (le corps, le lyrisme, la couleur, le scandale…), mais la matière elle-même. Ajouter qu’inlassablement au travail, l’idiotie a gouverné une aventure unique de l’esprit, laquelle, face à l’héritage de la philosophie hellénique, a tenté d’inventer une sagesse occidentale. Quel intérêt y aurait-il à s’aventurer dans des sujets en minaudant avec l’exclusive ? S’il faut raconter des histoires, il faut s’en raconter alors, et s’accorder avec nos intuitions et croire vraiment que l’art n’accède à son âge moderne que lorsque l’idiotie devient son principe de génération.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Beaux arts magazine)

L’auteur
Jean-Yves Jouanais, né en 1964, est critique d’art et écrivain. Il a été rédacteur en chef de Artpress (1991-1999), et cofondateur des revues Documents sur l’art (1992) et Perpendiculaire (1995-1998). Il enseigne l’art contemporain à l’université Paris VIII. Il a organisé de nombreuses expositions et assure la rédaction en chef d’une émission culturelle sur Arte.