ÉCHOS
29 Oct 2011

L’esthétique des fluides

PElisa Fedeli
@

Ceux qui pensent que les humeurs les plus sales du corps humain (sang, sperme, urine, etc) sont l’apanage de l’art contemporain et suffisent à caractériser une oeuvre de «vulgaire» devraient lire cet ouvrage, qui les convaincra sans doute du contraire.

L’art de notre temps est familier des humeurs du corps humain. Certains artistes (de Gina Pane à Andres Serrano, en passant par les actionnistes viennois et Paul MacCarthy) font intervenir dans leurs oeuvres, à l’état organique ou de représentation, des flux comme le sang, l’urine, le sperme et les excréments.

Déplacés dans le champ noble de l’art, ces flux que l’on qualifie volontiers de sales choquent. Certains restent incapables d’y voir autre chose que vulgarité et provocation gratuite. Ceux-là devraient lire l’ouvrage de Frédéric Cousinié pour se convaincre que la représentation des fluides n’est pas l’apanage de l’art de notre temps et qu’elle ne suffit pas à caractériser une oeuvre de vulgaire.

L’auteur s’appuie sur les exemples de trois peintres illustres du XVIIe siècle et démontre que «Dans leurs oeuvres, la représentation des fluides, où s’origine toute une esthétique de la fluidité, de la liquidité, de l’écume, de la plasticité et de nos modernes flux, convoquera simultanément la spiritualité, la mystique, l’érotique et la politique du Grand Siècle».

La représentation des fluides peut donc constituer une «esthétique» en soi et s’élever vers des questions d’ordre métaphysique, ce qui la distingue d’une description bassement littérale de l’humain. Cette vision laisse matière à méditer et à combattre les idées reçues, dont souffre en particulier l’art de notre temps.

Références:
Frédéric Cousinié, Esthétique des fluides: Sang, Sperme, Merde dans la peinture française du XVIIe siècle, Le Félin, Paris, 2011, p.368.
ISBN: 9-782-86645-760-0

La représentation picturale des différents fluides corporels – larmes, sang, lait, ou encore bave, excréments, sperme ou sueur – paraît pouvoir réaliser l’exceptionnelle conjonction de l’objet visé par le projet mimétique et de la matière employée. Ce qui est représenté, l’est avec l’élément même de la représentation et exalte visuellement ce qui en est l’essence: la liquidité, la fluidité, l’écoulement.

Une telle conjonction semble devoir écarter non pas seulement la signifiance des fluides, guère interrogés par l’histoire de l’art, mais jusqu’à l’intermédiaire qui semble nécessaire à la réalisation de la représentation: l’artiste, son pinceau et son art, coupables de réintroduire la forme trop maîtrisée, la ligne trop arrêtée, la matière figée. C’est, anecdote célèbre et l’un des mythes fondateurs de la peinture occidentale, l’origine de la fameuse «écume» du chien haletant de Protogenes, ou celle des chevaux d’Apelle ou de Néalcès évoqués par Pline, fluide organique complexe et instable dont l’impossible représentation fut finalement réalisée non par les moyens communs de l’art et l’intentionnalité usuelle de l’artiste mais par le «hasard» et la «fortune» du jet furieux d’une éponge, qui peint et dépeint simultanément, sur la peinture imparfaite: «C’est ainsi que, dans cette peinture, la chance produisit l’effet de la nature».

Ce défi représentatif est à nouveau relevé au XVIIe siècle par trois peintres qui s’illustrèrent alors par leur maîtrise de la peinture religieuse, de la peinture mythologique et du paysage: Philippe de Champaigne, Jacques Blanchard, et Claude Le Lorrain. Dans leurs oeuvres, la représentation des fluides, où s’origine toute une esthétique de la fluidité, de la liquidité, de l’écume, de la plasticité et de nos modernes «flux», convoquera simultanément la spiritualité, la mystique, l’érotique et la politique du Grand Siècle.

Frédéric Cousinié est professeur à l’Université de Rouen où il enseigne l’histoire et la théorie de l’art et de l’architecture. Il a publié des ouvrages spécialisés, dont Le Peintre Chrétien. Théories de la peinture religieuse dans la France du XVIIe siècle (2000) et Images et Méditation au XVIIe siècle (2007). Il a dirigé, avec Clélia Nau, les actes du colloque «Le Peintre et le Philosophe. L’histoire de l’art à l’épreuve de la philosophie au XVIIe siècle» (2011).

AUTRES EVENEMENTS ÉCHOS