ART

Les Ténèbres sont plus longues que la nuit

PPhilippe Godin
@19 Nov 2010

De tout temps l’art a su intégrer la violence. Des tragédies grecques au théâtre de Shakespeare, des peintures de Lascaux à celles de Picasso, la violence a travaillé la lumière, les cimaises et les pierres. Les dessins et les fresques d’Alexeï Kallima renouvellent le genre en proposant une esthétique de la violence urbaine dans la Russie d'aujourd'hui.

Dans une Russie sans grandeur, soumise au pragmatisme et au cynisme parfois violent de ses dirigeants, Aleixeï Kallima semble rechercher dans les personnages du hooligan ou du «casseur», non pas l’image facile du jeune rebelle, mais une figure d’un nouvel héroïsme qui se cherche.

La violence est pourtant bête. Surtout lorsqu’elle prend la forme de l’hooliganisme. Elle est l’absence même de pensée. Le violent finit par ne plus être que ce qui cogne, casse… La grande fresque et les trois dessins au fusain rehaussés de sanguine qui ouvrent l’exposition d’Alexeï Kallima illustrent bien cette violence là. Celle qui éclate régulièrement à la fin des matchs de foot.

Dans l’un des trois dessins de moyen format, des supporters frappent au sol à coup de pieds et de poings ceux de l’équipe adverse. Les coups pleuvent. Ceux qui sont à terre se protègent la tête. Il n’y a guère de visages dans les dessins de cette exposition d’Alexeï Kallima; mais des «gueules» qui hurlent, s’invectivent.
Visages à peine visibles, réductibles à une grimace, un rictus ou une moue arrogante de dur à cuire. Visages encagoulés ou parfois recouverts d’un foulard. La violence s’expose comme une ostension de ce qui reste sans visage.

Toutefois de même que la laideur n’est plus tout à fait laide, lorsqu’elle est figurée par l’art comme le remarquait déjà Aristote, l’acte violent lorsqu’il est représenté perd de sa bêtise pour conquérir sa dimension esthétique. Pour cela il faut savoir figer le geste, pétrifier le corps violent dans l’immobilité et la précision du dessin.

Ce qui frappe en observant la première fresque monumentale du spectacle d’émeutiers brûlant des papiers et jetant une poubelle, c’est bien ce contraste entre l’agitation du motif et la rigidité des corps; leur hiératisme ciselé dans des postures quasi géométriques, décharnées et anguleuses. Tout un minimalisme formel qui n’est pas sans rappeler les formes épurées d’un Malevitch ou certains dessins de Kafka.
En figeant l’émeute dans la virtuosité rigoureuse de son trait, Alexeï Kallima reprend cet éternel procédé de l’art qui pétrifiait la violence sur le mur de la grotte, le bois du crucifié ou la pierre des cathédrales. En donnant si peu de mouvement à ces images de guérillas urbaines, l’artiste suspend la brutalité de la scène et la projette dans un autre temps. La voici désormais offerte au temps de celui qui contemple l’image.

L’originalité de la démarche d’Aleixeï Kallima est d’appliquer aux thèmes les plus contemporains des violences urbaines (hooliganismes, émeutes de banlieues, etc.) cette technique ancienne en la mêlant à des genres très différents de l’histoire de l’art (BD, art de la fresque, réalisme «soviétique», etc.).
A cet égard, la référence à Goya est évidente aussi bien par le traitement plastique qui fige la violence du geste (comme dans ces Scènes de duel à coup de bâtons ou dans la célèbre exécution exposée au Prado), mais plus encore peut-être par la thématique même de la «guerre civile». Alexeï Kallima à la suite de Goya reprend ce thème de la violence urbaine qui signifie l’intrusion du péril au sein même de l’état social.

En prenant pour sujet les supporters de foot, le dessinateur prend aussi à contre-pied l’histoire de sa propre culture. Comment ne pas voir dans le spectacle de ces hooligans un renvoi espiègle et rageur à tout un pan du réalisme-soviétique qui glorifiait le sport ! Tels les tableaux d’Alexandre Deneika ou les photos de Rodchenko qui représentaient les fiers athlètes de la jeune république socialiste en exaltant la puissance athlétique et sculpturale des muscles.
A cette image des corps sportifs au regard altier, célébrée par l’art hygiéniste du pouvoir soviétique, Alexeï Kallima oppose le spectacle de ce qui se passe hors du stade. Il nous invite à voir dans le déchaînement de la violence qui s’y joue, l’image de la décomposition du lien social dont son pays est le témoin depuis la faillite du régime communiste.

Les deux dessins de très grand format sont comme le point d’orgue de l’exposition. Ils entremêlent habilement la fresque italienne d’un Masaccio et l’esthétique d’un Eisenstein. Ce mélange des genres introduit un étrange décalage au sein du régime d’images qui domine ces sujets.
En effet, notre perception de la violence urbaine «ordinaire» est avant tout médiatisée par les images tv, les photos, les vidéos ou les films récents de Kassovitch. Là où l’image mouvement, les formats photos laissent peu de recul et de répit au spectateur, la grandeur de la fresque contribue à intensifier paradoxalement la violence en la figeant dans sa monumentalité.
Le face à face tendu entre la rangée de hooligans et la colonne des forces de l’ordre casquées gagne en intensité dramatique. Il incarne parfaitement cette tension dangereusement explosive qui traverse le «corps collectif» de la société russe actuelle.
La technique du walldrawings au fusain et à la sanguine permet d’unir les vertus classiques d’une esthétique de la contemplation à l’impact de la bande-dessinées, du graffiti ou du cinéma. La dette à l’égard d’Eisenstein est sans doute présente dans ces images de foules.

En ces temps d’émeutes urbaines sur fond de conflits sociaux, les dessins d’Aleixeï Kallima nous rappellent que la politique n’est pas seulement affaire de discours ou de mots d’ordre, mais d’images au sens noble du terme.
L’attention que Kallima accorde aux vêtements (les fameux survêtements Adidas) n’est en rien un éloge du «look», de l’affichage des marques; il s’apparente à la même fascination qu’avait Genêt par exemple pour les Black Panthers dans leurs façons d’être et de se vêtir. Ces jeunes hooligans se reconnaissent au-delà de leur combat idiot autour d’un match de foot perdu à cette théâtralisation des dimensions corporelles, sexuelles, gestuelles, comme autant de texture énonciative qui les font se tenir debout face aux rangées de policiers.

D’où le sentiment d’avoir déjà vu ces images dans les révoltes urbaines de Prague ou celles de mai 68; des jeunes de Palestine ou celles de 2005. Elles sont intemporelles dans la mesure où elles témoignent de cette fonction-image si souvent oubliée dans nos politiques: l’oubli de ces «images fabuleuses» dont nous parlait Genet à propos de ses héros personnels. «Images fabuleuses» ou «icônes» qui travaillent certainement la mémoire et l’imaginaire d’Aleixeï Kallima.

— Alexeï Kallima, Project Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur toile libre. 210 x 210 cm
— Alexeï Kallima, Project Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur toile libre. 210 x 322 cm
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur papier. 72 x 97 cm
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur papier. 72 x 97 cm
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain sur papier. 72 x 97 cm encadré
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur toile libre. 210 x 620 cm
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur toile libre. 325 x 210 cm
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain sur papier. 89 x 124 cm encadré
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur papier. 72 x 97 cm encadré
— Alexeï Kallima, Les Ténèbres sont plus longues que la nuit, 2010. Fusain et sanguine sur papier. 72 x 97 cm encadré

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