ART | CRITIQUE

Les Protestants

PAnne Malherbe
@12 Jan 2008

Avec «Les Protestants», Clarisse Hahn prolonge un travail entrepris depuis quelques années sur les milieux sociaux et les micro-sociétés. Ce travail-ci, un documentaire de 85 minutes et une série de photographies, se concentre sur une famille bourgeoise et protestante.

Pendant trois ans, Clarisse Hahn a enregistré différents aspects de la vie d’une famille de la bonne bourgeoisie protestante, alors rassemblée sur l’île de Noirmoutier. Elle en a filmé certains moments, elle a fait parler des membres de toutes générations, elle a capté des lieux, des objets.

Cette longue succession de brefs reportages mis bout à bout n’est nullement narrative, et, à la limite, on peut la regarder à partir de n’importe quelle séquence. Les thèmes, les générations, les lieux alternent sans logique apparente. Pourtant à travers les discussions à bâtons rompus ou les entretiens plus construits, des formes sous-jacentes se dessinent, deviennent presque palpables : il s’agit de cette tonalité particulière, de cette façon de s’accorder, de cette manière d’occuper l’espace, de se tenir l’un par rapport à l’autre qui constituent la trame de fond, les lignes de force d’un monde particulier.

Tous les cousins sont assis à la même table, dans le jardin ; ils dégustent des sucettes et répondent à une question que leur a posée l’artiste sur l’éducation propre aux milieux aisés. Assis les uns près des autres, ils paraissent plutôt à l’aise et détendus. Mais on s’aperçoit peu à peu qu’il y a toujours entre eux une distance, quelques millimètres qui séparent les corps, une retenue qui interdit aux peaux de se frôler. De même, si quelques uns prennent souvent la parole, les autres forment un chœur silencieux ; et quand une réponse fuse, la voix retombe vite, un peu gênée de s’être élevée.

Un homme d’âge mur décrit les soirées rallyes auxquelles il participait dans son adolescence. Il en parle sur un ton posé, sans chercher à en démontrer à tout prix la nécessité, sans critiques défavorables non plus. Il explique qu’il a rencontré là son meilleur ami, qu’il y a appris à s’approcher des filles, qu’il a pu se lier plus facilement qu’ailleurs à des gens qui partageaient ses goûts. Mais c’est justement le flegme de son propos qui déconcerte. Derrière la caméra de l’artiste, et sur un sujet qui n’a rien de particulièrement grave, il ne laisse paraître ni amusement, ni chaleur. Quelque chose comme un courant froid infranchissable se tient entre lui et son interlocuteur.

Un homme plus âgé est interrogé sur la méthode Hébert, méthode de «gymnastique naturelle» mise au point au début du XXe siècle, qui visait à développer la force du corps tout en éduquant l’esprit à la «bienfaisance». La caméra montre des photographies anciennes où des jeunes gens plongent ou grimpent sur des rochers. Puis, elle revient au temps présent, sur les adolescents qui à leur tour s’essayent à ces exercices. La continuité alors établie est centrée sur une certaine assurance du corps, un rapport facile avec la nature.

Plus que le contenu intellectuel des propos, ce sont donc à chaque fois les attitudes ou le ton de la voix qui tracent en filigrane les caractères les plus propres au milieu observé. De reportage en reportage, l’artiste agit en sculpteur. Mais en sculpteur discret, distant, sans émotion ni parti pris apparent. Il se trouve que Clarisse Hahn est issue du milieu même qu’elle décrit, et ce détail n’est peut-être pas sans conséquences sur sa manière de filmer.

A côté de la projection du film sont exposées des photographies. On peut considérer le tout comme une installation, car les photographies arrêtent ce que le film développe sur le motif du corps. Il s’agit en effet de fragments agrandis de photographies anciennes : un militaire, un couple, un homme en costume. Témoignages, elles aussi, de ce milieu protestant, elles isolent des bras croisés sur la poitrine, les mains de l’épouse tenant modestement le bras du mari, ou encore la main posée à hauteur de hanche de l’homme sûr de lui.

Strictement codifiées, traduisant fidèlement l’image de rigueur morale et de convenance sociale que ces personnes voulaient transmettre, elles ne laissent pourtant d’émouvoir. Parce qu’elles sont agrandies, le caractère factice et conventionnel des poses éclate au regard. Qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou d’un autre milieu n’a alors guère d’importance : on sent avant tout l’effort désespéré de l’être humain, aussi pathétique que l’effort de survie, de se tenir à la hauteur de l’image qu’il transmet.

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