ART | CRITIQUE

Les Portraits sans visage

PAlexandrine Dhainaut
@04 Juin 2010

Ernest Breleur est le Docteur Frankenstein de l’art contemporain. Vêtu d’une blouse blanche et muni d’une agrafeuse, il rassemble sur sa table d’opération les fragments de clichés radiographiques pour donner naissance à des corps-sculptures au bord de leur effacement.

Depuis plusieurs années déjà, le matériau de prédilection d’Ernest Breleur est la radiographie. L’histoire est simple: il découvre un hôpital désaffecté et repart avec un petit nombre de clichés radiographiques trouvés sur place, avant d’obtenir l’autorisation de les prendre tous, ainsi que du matériel chirurgical. Il va même jusqu’à reconstituer dans son propre atelier l’espace médical dans lequel il a longtemps erré.

Frankenstein/Breleur opère à corps ouvert. Il considère les radiographies comme des corps sur lesquels il intervient chirurgicalement. Tous les gestes s’apparentent à la chirurgie: dans le matériau, il incise des fragments de différents corps irradiés et les suture à coups d’agrafes, le tout à plat sur sa table d’opérations plastiques.

En jouant avec les capacités malléables de la radiographie, Ernest Breleur parvient ainsi à donner de l’épaisseur à la transparence. Ces corps-sculptures mêlent aux éléments radiographiés des éléments photographiés (yeux) et des morceaux d’images extérieures, comme pour donner un peu d’humanité à ces êtres de plastique. Toutes ces bribes forment une unité complexe, un entrelacs qui rapproche parfois les œuvres de l’artiste martiniquais du mouvement Support-Surface, dans la superposition de lamelles, la tridimensionnalité en plus.

Qu’il isole un visage ou qu’il façonne un corps, ses œuvres révèlent toutes l’absence. Les radiographies ne sont que la trace, l’état d’un corps à un instant «t», qui n’est déjà plus, figé dans le celluloïd. Elles sont l’effacement même, ce qui nous rend anonyme, un squelette ne se distinguant quasiment pas d’un autre. Vanités translucides, elles posent la question du temps et de la mort.

Le recours à la radiographie maintient une certaine ambivalence. Elle permet de rentrer dans l’intimité du corps tout en tenant à distance par son objectivité froide.
A l’image de l’installation Cambodge sous Pol Pot, ce sont des corps qui se dérobent autant qu’ils se dévoilent, des gouffres visuels. L’œil se perd à la fois dans l’épaisseur et dans la profondeur de cette concrétion. Une masse presque vivante, qui émet des sons (la voix de Pol Pot, les commandements de chefs ou le bruit des fusils-mitrailleurs) et affiche des entrailles artificielles faites de LED rouges allongées en chapelet, rappelant la tuyauterie intérieure de nos corps mais aussi les assassinats qui ont eu lieu entre 1975 et 1979 au Cambodge.

Ernest Breleur cherche à figurer autrement. Non seulement, il donne naissance à des créatures rapiécées — en relief ou s’installant physiquement dans l’espace —, mais aussi à des figures imaginaires, jouant sur le signifiant de l’écriture: sur les murs à l’étage de la galerie sont placardés les textes de six écrivains à qui Ernest Breleur a demandé d’imaginer une fiction ou la biographie d’un personnage sans visage dans un pays différent.

Ces deux pendants de sa pratique sont associés dans une série de triptyques comprenant les échanges retranscrits entre l’artiste et un sans domicile fixe parisien, une version radiographiée et un portrait photographique. La netteté de ces photographies interroge (ce sont les seules de l’exposition). Pourquoi Ernest Breleur les intègre-t-il dans une série intitulée «Portraits sans visages»? Il veut sans doute les sortir, le temps d’une exposition, d’une certaine invisibilité quotidienne, d’un anonymat ordinaire. Ce geste, même s’il découle d’une volonté de montrer ce que la société exclut, enlève un peu de cohérence à cette belle exposition qui faisait de l’absence, de l’effacement et de la suggestion un geste éminemment plus politique.

— Ernest Breleur, Cambodge sous Pol Pot, 2008, technique mixte : collages, cartons, agrafes et radiographies; Led. Dimensions variables: H.250 x L.200 x l.200 cm
Bande sonore de Pascal Bailleul
— Ernest Breleur, Portrait sans visage d’une femme vietnamienne, 2008. Technique mixte : collages, cartons, agraffes, radiographies et photographie. Polyptyque de 6 pièces. 81 x 62 cm chaque
— Ernest Breleur, Portrait sans visage de Marilyn, 2008. Technique mixte: collages, cartons, agraffes et radiographies. Polyptyque de 10 pièces. 47 x 39.5 cm chaque
— Ernest Breleur, Portrait sans visage de Michel, 2008. Technique mixte: collages, cartons, agraffes, radiographies et photographie. Triptyque. 81 x 62 cm chaque
— Ernest Breleur, Portrait sans visage de Michael, 2008; Technique mixte: collages, cartons, agraffes, radiographies et photographie. Triptyque. 81 x 62 cm chaque

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