ART | CRITIQUE

Les inspirés

PPierre Juhasz
@02 Sep 2008

Mise en dialogue de deux œuvres singulières: celle d’Augustin Lesage (décédé en 1954), ouvrier mineur habituellement rattaché à l’Art brut ; les sculptures et dessins d’Elmar Trenkwalder, artiste autrichien né en 1959, qui se situe dans l’art contemporain.

D’étranges tableaux de grands formats, aux motifs obsessionnels oscillant entre la broderie flamande, les mandalas, les miniatures persanes et la composition psychédélique des années soixante-dix dialoguent avec des sculptures monumentales dont le volume et la surface émaillée, parfois polychrome, proposent des figures anthropomorphes, comme issues de la gestation d’une matière dégoulinante.
Deux œuvres singulières sont ainsi mises en dialogue : celle d’Augustin Lesage (1876-1954), ouvrier mineur dans le Pas-de-Calais devenu peintre à trente-cinq ans à la suite d’une révélation dans la galerie de la mine — peintre dont l’œuvre est habituellement rattachée à l’Art brut — et les sculptures et dessins d’Elmar Trenkwalder, artiste autrichien né en 1959, dont l’œuvre se situe dans ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain.

La rencontre de ces deux œuvres pourtant éloignées à plus d’un titre  — différentes par leur inscription dans les catégories artistiques, différentes par leur morphologie, séparées par plus d’un demi-siècle —, provient d’une initiative du fondateur de La Maison Rouge, Antoine de Galbert qui a vu chez les deux artistes, présents dans sa collection, un enjeu commun concernant le lien de la création artistique avec les forces occultes, pour le premier et la force de l’intuition, pour le second.

«Les Inspirés» (titre de l’exposition) présente ainsi sept sculptures monumentales d’Elmar Trenkwalder et quelques-uns de ses dessins en dialogue avec une trentaine de toiles et dessins d’Augustin Lesage, dont Trenkwalder connaissait l’œuvre et l’appréciait déjà depuis longtemps.

Augustin Lesage est une figure particulière du monde de l’art : mineur à Ferfay, dans le Nord, hors de tout circuit artistique, découvrant le spiritisme, il devient « peintre médiumnique » et, pendant un temps, guérisseur. C’est sous la dictée des esprits qu’il dit réaliser ses œuvres : «Jamais il ne m’est arrivé avant de peindre une toile, d’avoir une idée de ce qu’elle serait. Mes guides m’ont dit: ‘Ne cherche pas à savoir ce que tu fais’. Je m’abandonne à leur impulsion».
Il réalise sa première toile en 1912, d’un format monumental, et cette œuvre (absente de l’exposition, conservée au musée d’Art brut de Lausanne) contient déjà la plupart des schèmes qui seront développés par la suite. Il s’agit d’une toile abstraite — comme la plupart de ses peintures jusqu’aux années trente —, dont la composition est régie par un principe de symétrie centrale et d’étagements.
Des arabesques traitées avec une étonnante minutie engendrent des parcelles, des ornementations, des territoires, dans lesquels se développent comme des écritures, des signes et des graphismes et de cette globalité naît un espace complexe, parfois une figure en filigrane  — un visage —, un espace saturé de détails, un espace nourri de multiples symboles.

Augustin Lesage prétend être guidé par les Esprits : celui de Marie, sa petite sœur morte à l’âge de trois ans, de Léonard de Vinci (vers 1925), d’un certain Marius de Tyane,  d’un grand peintre hindou ou encore,  d’un peintre égyptien dont il pense être la réincarnation.
Des figures apparaissent dans les compositions, à partir de 1927. Issues de l’iconographie populaire, de l’imagerie pieuse, des motifs bouddhiques ou égyptiens, l’éclectisme des références empruntées et leur traitement — elles paraissent parfois émanées d’un collage — produit un effet étrange, oscillant entre symbolisme et naïveté et, nous pourrions dire aujourd’hui, entre kitsch et post-modernité.

Le processus qu’utilise Augustin Lesage pour réaliser ses peintures ne varie pas : la toile est déroulée comme un kakemono et les motifs sont réalisés par étagement, de haut en bas, ce qui produit ces compositions par registres. C’est dans la pièce principale de sa modeste maison de mineur qu’il utilise comme atelier, qu’il réalise ses peintures.
Lorsqu’il vend ses œuvres — préférant les offrir à des défenseurs de la cause spirite —, il fixe le prix en fonction du coût des matériaux et du temps passé, au tarif horaire des mineurs. C’est à partir de sa rencontre avec Jean Meyer, directeur de la revue Spirite et fondateur de l’Institut Métapsychique International, en 1921, qui deviendra son mécène, qu’Augustin Lesage abandonnera la mine pour se consacrer entièrement à la peinture.
C’est ainsi qu’il jouira d’une certaine notoriété, exposant dans différents salons à partir de 1926 et à partir de 1936, au Maroc, en Algérie, en Égypte et dans plusieurs pays voisins de la France. En 1933, André Breton reproduit une de ses peintures dans Minotaure, n° 3-4, accompagnée d’un texte intitulé: «Message automatique». Les surréalistes sont en effet fascinés par la création médiumnique et le rapport que le travail de l’artiste peut entretenir avec l’écriture automatique.

Au-delà de l’étrangeté que dégage l’œuvre — étrangeté renforcée par la connaissance du contexte de sa production —, la trentaine de toiles exposées montre un véritable parcours artistique, avec des périodes distinctes et une cohérence stylistique. Elle étonne aussi par son caractère singulier et précurseur, par sa proximité avec les recherches picturales du début du siècle, concernant l’abstraction (Kandinsky, Mondrian, Malevitch, mais aussi Kupka), alors qu’Augustin Lesage était isolé de tout environnement artistique et de toute relation à une quelconque culture « savante ».
Enfin, la précision des graphismes en jeu, leur architecture et le caractère à la fois décoratif et symbolique des formes et des figures produisent une œuvre puissante, à la hauteur des sculptures monumentales d’Elmar Trenkwalder avec lesquelles elle entre en résonance, avec lesquelles elle est mise en dialogue.
Les sculptures de l’artiste autrichien se présentent, quant à elles, comme d’étranges stalagmites structurées par une architecture construite selon un axe de symétrie centrale — comme les toiles d’Augustin Lesage —, qui rappellent des objets liturgiques, des fontaines ou des architectures religieuses, de facture à la fois gothique et baroque. La matière est très présente et en donnant le relief de la surface vernie, elle engendre des formes, des figures qui, à travers leur caractère anthropomorphe et répétitif laissent deviner des corps, des sexes, des vulves en train de naître de la matière mouvante et de son inépuisable plasticité.

Elmar Trenkwalder a étudié la peinture à l’Académie des beaux-arts de Vienne, avec Max Weiler et Arnulf Rainer. C’est à partir de cette époque que naîtra son intérêt pour l’Art brut, Arnulf Rainer collectionnant les productions asilaires depuis 1963.
Au cours des années 80, il réalise des « objets picturaux » combinant divers matériaux et c’est à partir de 1987 qu’il réalise ses premières rondes-bosses, en bronze, en terre cuite et en terre cuite émaillée, cette dernière devenant progressivement, aux côtés de la peinture et du dessin, son matériau de prédilection.

Depuis 2005, d’importantes expositions et commandes institutionnelles l’ont conduit à développer des pièces de plus en plus en plus complexes et monumentales, pièces qu’il réalise pourtant seul et de façon artisanale dans son atelier d’Innsbruck. Ces sculptures sont faites de plusieurs morceaux destinés à être assemblés et la technique de la céramique permet à l’artiste de jouer sur la couleur.
C’est ainsi que se déploient, dans ses constructions, des surfaces vertes, blanches, roses ou noires, comme dans WYZ 183 de 2006, où d’une architectonique rose, comme une peau au cours d’une mue, s’érigent verticaux et sortant de leur gangue, de monumentaux index blancs, doigts émaillés dressés vers le ciel, comme corps emmaillotés ou sexes dressés, dessinant une étrange architecture. Ici comme dans les autres sculptures, de façon récurrente, se produit une osmose entre corps et architecture, comme un état fusionnel, au sein d’une matière en fusion.

C’est peut-être ce qui frappe le plus dans les œuvres d’Elmar Trenkwalder et ce qui rend le rapprochement avec les toiles d’Augustin Lesage le plus pertinent, c’est la façon dont une très forte structuration — symétrie, construction, stabilité entre une base et une élévation, architectonique —, tout en faisant sentir un certain ordre du monde, donne à voir ce qui suppure de cet ordre, de cette stabilité : autant d’images mouvantes, autant de formes génésiaques, de fantasmes, de fantasmagories, à travers un pouvoir de la forme au sein de la matière, à la métamorphose et à l’autoengendrement. «La genèse comme mouvement formel est l’essentiel de l’œuvre» avait écrit Paul Klee (Théorie de l’art moderne, Éd. Denoël, 1985, p. 57).

Les figures produites par Elmar Trenkwalder touchent souvent à un monde érotique où se croisent une multitude de références dans ce qui apparaît, selon un terme cinématographique, un « morphing ».
«Je me sens comme une sorte d’aspirateur des images et des émotions du monde. Je transforme ces images et ces émotions, comme dans le travail du rêve», dit Elmar Trendwalker. Ajoutons que le processus créatif qu’il emprunte est proche de celui d’Augustin Lesage en cela qu’il se laisse guider par un état plus «intuitionnel» qu’intentionnel. D’ailleurs, souffrant d’épilepsie, il confie, à propos des crises : «Elles débutent toujours par des hallucinations, par une activité imaginative très dense, proche du rêve… J’essaye de retrouver les chemins de ces images».

Même si l’activité de création n’est en rien réductible à un rapport avec une quelconque pathologie, même si l’œuvre d’Augustin Lesage possède une puissance qui dépasse sa seule relation au spiritisme, le dialogue entre les deux œuvres que met en scène l’exposition «Les inspirés», en plus d’une présentation claire de deux parcours artistiques singuliers, a le mérite d’interroger ce qu’il en est du processus de la création artistique, celui qui établit un lien avec les forces autres que celles du cogito.
Et nous pouvons songer à propos du peintre mineur travaillant dans l’obscur entre de la terre avant qu’il ne se consacre à la peinture, à travers le négoce avec l’autre monde, celui des forces obscures, les paroles de Matisse, un peintre pourtant de la visibilité, à propos de la façon dont il exerçait son art : «Le chemin que fait mon crayon sur la feuille de papier a, en partie, quelque chose d’analogue au geste d’un homme qui chercherait, à tâtons, son chemin dans l’obscurité. Je veux dire que ma route n’a rien de prévu : je suis conduit, je ne conduis pas» (Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Hermann, 1972, p. 164).

Augustin Lesage
— Composition décorative, 1928 (daté 1932). Techniques mixtes.140 x 95,5 cm.
— Composition symbolique, 1924. Techniques mixtes. 185 x 120 cm.
— L’esprit de la pyramide, 1927. Techniques mixtes.
— Symboles  des pyramides, 1927-28. Techniques mixtes. 190 x 140 cm.
— Toile dite Aux 92 personnages, 1940. Techniques mixtes. 195 x 142 cm.

Elmar Trenkwalder
— WVZ 150, 2000. 300 x 200 x 200 cm.
— WVZ 183, 2006. 290 x 500 x 500 cm.
— WVZ 177, 2004. Terre cuite émaillée, 85 éléments. 520 x 390 x 390 cm.

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