ÉDITOS

Les événements et les choses

PAndré Rouillé

Le succès du salon Paris-Photo, dont la huitième édition vient de s’achever au Carrousel du Louvre, confirme la place que la photographie occupe dans le paysage culturel et artistique. Alors que le Mois de la photo lui aura, au fil des années, conféré une reconnaissance et un public populaire, le salon Paris-Photo prend acte de sa pleine légitimité artistique en fédérant des galeries internationales et en s’adressant en priorité aux collectionneurs.

Après avoir été longtemps exclue du champ de l’art, la photographie en est devenue aujourd’hui l’un des matériaux majeurs. Mais cette sorte de volte face de l’histoire de l’art intervient au moment du déclin historique, et sans doute irréversible, des usages pratiques de la photographie : profondément liée à la société industrielle, elle n’est plus en mesure de satisfaire efficacement les besoins en images de la société de l’information.

La baisse historique de ses fonctions pratiques ne signifie évidemment pas la mort de la photographie, mais son passage vers d’autres territoires qui la rendent disponible à d’autres usages, d’autres regards, d’autres pratiques, d’autres formes.
Et à d’autres approches théoriques aux antipodes des conceptions d’un Roland Barthes, et de cette sorte de monoculture de la trace et de l’empreinte qui alimente les discours sur la photographie depuis un quart de siècle.

C’est ainsi que l’on commence à considérer que la photographie n’a pas seulement affaire avec le monde physique et matériel des choses existantes, mais aussi avec le monde immatériel des événements non existants. Ce qui revient à prendre en compte les grands refoulés des postures documentaires : l’écriture, le sujet, le dialogisme. Autrement dit, l’image, l’auteur, l’Autre.

L’image photographique, qui toujours désigne des choses et des états de choses, exprime simultanément des événements. Elle n’est pas simplement la trace plus ou moins ressemblante des choses existantes, elle exprime aussi des événements incorporels non existants.
L’événement n’est pas ce qui arrive (l’accident), mais ce qui est désigné dans ce qui arrive et exprimé dans les plis des images. C’est par leur énorme capacité à désigner et à exprimer que la photographie et les médias parviennent à «créer l’événement» à partir de ce qui arrive de plus banal.

Quand, par exemple, tel photographe conçoit, dans le style particulier des portraits d’acteurs, une série de portraits d’exclus condamnés à une profonde invisibilité sociale, il participe à cet événement qui les «élève à la dignité de gens célèbres». Cet événement s’effectue par un ajustement des distances, par l’adoption d’un registre de postures corporelles, par le déploiement d’une panoplie d’instruments et d’objets, par le réglage technique des rapports entre les appareils et les corps, par le choix de points et d’angles de vue, par la mise en œuvre d’une certaine écriture en rapport avec certains codes esthétiques et sociaux, etc.
L’événement «élever à la dignité de gens célèbres» ne survient qu’au croisement d’infinies variations de ces paramètres. A partir des mêmes choses et des mêmes corps d’autres variations actualiseraient un autre événement, totalement différent, tel que, par exemple, «dénoncer la détresse».

L’image actualise un événement qui n’existe pas hors d’elle, elle ne le reproduit pas, elle l’exprime. Elle n’est pas une reproduction mais une création.

La notion d’événement ouvre des directions de pensée qui divergent radicalement de celles définies par les notions d’enregistrement, d’indice, de trace, d’empreinte.
La pensée de l’événement rompt avec la conception de la photographie qui adhère sans reste aux choses et aux corps, qui est dépourvue de formes singulières, et qui n’exprime rien. Elle sort la photographie de l’impasse conceptuelle que constitue son aplatissement sur l’univers restreint des substances, et de l’affirmation d’existence.
La notion d’événement permet d’affirmer avec force que photographier ne se réduit jamais à platement enregistrer, ou à simplement donner à voir, mais que cela consiste indissociablement à désigner (des corps, des choses et des états de choses), et à exprimer (des événements, du sens).

Mais comment la photographie, réputée être intangiblement liée aux choses et aux corps, automatiquement empreinte de matière, irrémédiablement soumise à l’emprise de l’objectivité, s’ouvre-t-elle aux incorporels — aux événements et au sens ?
Elle le peut en raison de la structure double de l’événement qui s’incarne dans les choses auxquelles il survient, et qui est l’exprimé des images. Elle le peut d’autant mieux que les images photographiques ont cette précieuse particularité d’être doubles, de combiner un dispositif (qui désigne les choses) et des formes (qui expriment le sens et l’événement).

Détacher un instant d’un vaste passé-futur, sélectionner ce qui doit être désigné, c’est-à-dire isoler un espace matériel et temporel, tel est précisément ce que permet exemplairement le dispositif photographique, et ce qui fonde sa puissance de désignation.
Mais la désignation des états de choses existants ne parvient pas à exprimer l’événement non existant sans la mise en œuvre d’une forme, une écriture, un style singuliers. C’est ainsi que, faute d’une écriture adaptée, les images les plus parfaitement descriptives peuvent manquer les événements dans les choses. C’est ainsi qu’à négliger les images au profit du dispositif on rabat la photographie sur les choses et les substances, loin des événements et du sens.

André Rouillé.

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Ulrich Polster, Fragment II, 2004. Vidéo. 11’. Courtesy galerie Jocelyn Wolff.

A paraître (janvier 2005): André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, coll. Folio/essai.

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