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Les Assistantes

C’est dans un décor aseptisé, de stricte obédience clinique, que les Assistantes construisent leur petite communauté utopique. Bleues, vertes ou roses, leurs robes — panoplie naïve et stéréotypée de l’aide soignante ou de l’écolière — tranchent avec la froideur de l’acier chirurgical, omniprésent. Des lampes sur pieds surdimensionnées, comme celles que l’on trouve dans les salles d’opération, éclairent la scène et les gradins, privant le spectateur du confort d’une obscurité protectrice. Assis à sa place, exposé lui aussi aux regards, il est directement introduit dans cet univers féminin, régi par des règles propres et difficilement appréhendables.

Là, comme des abeilles dans une ruche, les six interprètes s’affairent à des activités incessantes. Mais, à la différence de nos apidés familiers, insectes sociaux essentiellement productifs, leurs tâches : danse, chant, discussions, récitations, musique, lecture silencieuse, n’ont pas d’utilité avérée. Tantôt collectif, tantôt solitaire, le faire est davantage un état d’être, une recherche d’attitudes, une prospection ludique, un semblant de quotidien dont on reconnaît les traces gestuelles : main qui recoiffe, posture d’attente répétée, saut enfantin. Comme si le corps, engagé dans une expérimentation spatiale, se laisser aller au grès de ses pensées.

Dans ce gynécée contemporain, lieu de rencontres et d’échanges, sorte d’allégorie du corps social, l’individu est mis à l’épreuve du groupe. S’il consent à l’intégrer dans des danses à l’unisson ou des concerts polyphoniques, transporté par la fascination de « l’ être ensemble » — vecteur, depuis toujours, des mobilisations idéologiques —, il s’accorde parfois des moments de repli sur soi, de jouissance égotique. Chacun y va de son rythme, y joue sa note propre.
Certains gestes récurrents, de tendance épileptique, apparaissent comme les symptômes des dérives aliénantes du groupe, quand l’individualité oppressée se réaffirme dans les soubresauts du corps. Ici donc, les manifestations hystériques — longtemps attribuées à un disfonctionnement de la matrice, à une féminité déréglée et exacerbée — deviennent un signe de revendication identitaire, une résistance à la globalisation.                  

Pertinente, parfois très drôle, comme dans ce passage sur la critique de la critique où la prestation d’une danseuse est jugée par ses pairs dans un langage jargonneux et absurde, cette confrontation du « je » au « nous » souffre de quelques faiblesses. La longueur de la pièce en est une ; la naïveté maladroite de certains textes en est une autre. Mais surtout, l’ensemble donne parfois l’impression d’une compilation de mouvements dansés, prédigérés et recrachés de façon personnelle par chaque interprète. Les Assistantes le disent elle-même : « elles ingurgitent, capturent, amplifient, redistribuent », s’emparent des « restes »  chorégraphiés comme l’a fait Emmanuelle Huynh dans son Grand Dehors ou Boris Charmatz, avec son travail de recyclage de vieux gestes. On ne voit pas très bien, ici, l’intérêt d’une telle démarche, si ce n’est pour caricaturer une certaine idée de la danse. Car cette réflexion sur le collectif et l’individu avait besoin, avant tout, d’une vraie spontanéité, même dans sa version utopique.

Quoiqu’il en soit, on ne peut que saluer cette tentative de dissection par le geste des rapports sociaux et encourager celles qui ont su faire, de l’univers clos et réglementé des utopies communautaristes, un lieu ouvert sur l’extérieur — le spectateur en l’occurrence. Un lieu où l’on partage et où l’on soigne en caressant le corps de l’autre, comme dans cette scène finale et hypnotique qui nous conforte dans l’idée barthésienne d’un possible « vivre ensemble », n’excluant en rien la liberté individuelle.

— Conception chorégraphique: Jennifer Lacey
— Conception visuelle: Nadia Lauro
— Chorégraphie et performance: Alice Chauchat, DD Dorvillier, Audrey Gaisan, Jennifer Lacey, Barbara Manzetti, Sofia Neves
— Collaboration et conception musicale: Jonathan Bepler
— Lumière: Yannick Fouassier, Nadia Lauro
— Régie
: Sylvain Labrosse
— Administration de production: Carole Bodin 
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