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L’Époque de la disparition. Politique et esthétique

Ouvrage collectif consacré à la question des disparus et à la politique de la disparition en Amérique latine. Une hypothèse y est en débat: celle de l’avènement d’une époque de la disparition, dont les enjeux se déploient aussi bien dans le domaine politique qu’esthétique.

— Sous la direction de Alain Brossat et Jean-Louis Déotte
— Éditeur : L’Harmattan
— Collection : Esthétiques
— Année : 2000
— Format : 13,5 x 21,5 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 344
— Langue : français
— ISBN : 2-7384-9824-8
— Prix :

Présentation

Le régime nominal de l’art

À l’époque de la politique de disparition, la culture cesse d’être esthétique comme elle le reste majoritairement en Occident. L’art à l’époque de la disparition, qui s’expose à Santiago ou à Buenos Aires par exemple, n’appartient plus à la catégorie du sublime esthétique comme pouvait le faire l’abstraction d’un B. Newman ou d’un Rothko. Face à une politique négationniste et anti-existentialiste qui exige des parents de victimes de prouver que leurs enfants ont existé, alors que pour les organes de l’Etat il n’y a que des sans-traces, l’art revient à l’image en incorporant des traces, des empreintes de disparus.

C’est le retour politique à une technique analogique qu’on croyait en voie de disparition: la photographie. Parce que pour qu’il y ait une photo, il a bien fallu qu’une existence réfléchisse un rayon lumineux et que ce dernier impressionne une pellicule photosensible. Les artistes chiliens comme Dittborn, Altamirano ou E.Diaz intègrent des photos (des sérigraphies, des photocopies numérisées, etc.) dans leurs œuvres, rejoignant en cela le pop art d’un Rauschenberg. Mais ils sont confrontés en plus à une autre disparition: celle de l’existence physique du référent de l’image numérisée. Les Portraits d’Altamirano sont en cela exemplaires.

Des photos de disparus, nécessairement d’origine analogique (ces hommes ont existé, c’est évident) se trouvent prises dans la pâte numérique étalée en un long ruban de plus de cent mètres de longueur. Alors que le ruban synthétise toutes les époques et tous les supports de l’image parce qu’on peut tout numériser, seule résiste l’image du disparu. La seule à rappeler l’existence nécessaire de son référent.

Dès lors le paradoxe est celui-ci: s’il y a bien une image qui résiste à la disparition technique du référent, c’est la photo des disparus. Altamirano a compris que l’époque nouvelle de la surface d’inscription consiste en une alliance de deux pratiques de la disparition: d’une part les génocides et les atteintes aux droits de l’homme, d’autre part, les nouveaux supports de l’information qui font disparaître l’existence physique du référent.

La difficulté commence pourtant dès que l’on veut faire de la disparition une époque de l’esthétique. Déjà, qu’en est-il de l’«esthétique»? Ce que Rancière appelle le régime esthétique de l’art (le lien entre musée, critique, interprétation, rapports hétérogènes à la tradition et au passé, patrimoine, bref ce qu’on pourrait englober sous le concept de «culturel», suppose la fin du régime hiérarchique «représentatif»de l’art, qui est aussi un certain régime du politique.

Le régime esthétique de l’art s’instaure bien sur la fin du régime «représentatif», sur sa disparition. Des indices esthétiques de ce nouveau régime: ce serait l’irruption du banal et de l’anodin chez Flaubert (en particulier dans Madame Bovary). Ce serait l’importance accordée à la ruine, au détritus et au fragmentaire comme mode du vrai chez Benjamin lisant Baudelaire.
C’est d’ailleurs bien ce que Hegel dans ses Cours sur l’esthétique appelait le mode d’être scientifique, c’est-à-dire esthétique de l’art.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions l’Harmatan — Tous droits réservés)

Les auteurs

Alain Brossat et Jean-Louis Déotte enseignent au département philosophie de Paris VIII, Saint-Denis.