PHOTO | CRITIQUE

L’endroit où nous vivons

PFrançois Salmeron
@20 Fév 2014

Cette rétrospective consacrée à Robert Adams offre le panorama d’une œuvre attentive à la vie et aux dégâts que nos actions causent sur les paysages naturels. Plus qu’une quête esthétique visant à capturer la beauté de l’Ouest américain, c’est la quête d’un sens moral qui s’esquisse ici, afin de cerner les contradictions inhérentes à la société américaine.

Né en 1937 dans le New Jersey, Robert Adams grandit néanmoins dans le Colorado comme un enfant de l’Ouest américain. Sa trajectoire personnelle semble ainsi reprendre le même élan que celui des pionniers, dont la quête effrénée de richesses et d’espaces les a poussés toujours plus loin vers l’Ouest, franchissant le Missouri, et parvenant jusqu’aux rives de l’Océan Pacifique.

Mais avant de se consacrer à la photographie à partir des années 1960, et de devenir l’un des paysagistes américains les plus réputés, Robert Adams a toujours enseigné la littérature. Son œuvre photographique se construit d’ailleurs à travers des séries pensées pour être mises en page dans des livres que Robert Adams édite. Influencé par le travail de Timothy O’Sullivan, le photographe se passionne donc pour les grands espaces de l’Ouest américain, dont il retranscrit la beauté et les vicissitudes dans de petits tirages noir et blanc qu’il développe lui-même.

Cette rétrospective nous invite ainsi à ressaisir son parcours, à travers une vingtaine de séries. Sillonnant l’Ouest américain, du Colorado à Washington, en passant par l’Oregon ou la Californie, Robert Adams ne se définit pourtant pas seulement comme un baroudeur ou un esthète des grands espaces. A travers ses pérégrinations, il souligne surtout les contradictions de la société américaine, aveuglée par sa soif de conquêtes et de progrès, qui arraisonne sans vergogne la nature et ses ressources.

Sa première série, intitulée Les Plaines (1965-1973), interroge la définition négative que l’on prête habituellement à ce type d’espace, espace que l’on qualifie volontiers de vide, creux, et que l’on traverse impatiemment, en attendant de rencontrer des paysages plus vallonnés, des reliefs ou des montagnes. Robert Adams chante quant à lui le mystère de ces plaines silencieuses balayées par les vents, où l’horizon semble se déployer vers l’infini. Il nous invite alors à sortir des sentiers battus et des lignes droites et monotones que forment les «highways», pour nous ouvrir aux grands espaces s’étendant à perte de vue, nous y égarer, et goûter à nouveau au sentiment de liberté.

Néanmoins, l’écriture de Robert Adams ne se focalise pas uniquement sur la beauté et l’exaltation que réveillent en nous les grands espaces de l’Ouest. Son regard s’appesantit aussi sur les marques que la société expansionniste laisse sur les paysages qu’elle apprivoise. Par exemple, la série Eden (1968) tient son nom non pas du paradis terrestre — comme Steinbeck aurait pu dénommer la riche et prodigieuse Californie —, mais du nom de l’exploitant qui créa dans cette région du Colorado un chemin de fer. Car la conquête de l’Ouest est indissociable des progrès techniques et de la machine à vapeur qui permit de gagner peu à peu de nouveaux territoires et de les relier à l’Est civilisé. Ici, on perçoit des remorques, des camions, des stations essence, des aires de repos, des panneaux, des publicités et des parkings qui scandent tour à tour la route.

Ainsi, la série New West (1968-1971) pointe cette tension entre les espaces naturels grandioses et vierges, et les espaces investis par les hommes. D’un côté, nous voyons de formidables plaines arides où subsistent quelques herbes cramées par un soleil de plomb. La luminosité se fait aveuglante dans un ciel dégagé, quasi blanc, des montagnes rocheuses se découpent parfois à l’horizon. D’un autre côté, nous percevons les arêtes d’une maison en construction, qui gît comme une carcasse encore vide. Puis les quartiers résidentiels poussent comme des champignons, au milieu de nulle part. Les câbles électriques se déploient aussi dans le paysage. Mais les habitations ou les mobil homes bâtis demeurent étrangement uniformes. Les hommes sont souvent absents des clichés. Quand ils apparaissent, ils restent tapis dans l’ombre, échappant à la chaleur accablante du soleil, ou s’enferment dans leurs maisons comme des oiseaux dans une cage dorée. Robert Adams souligne par là l’enfermement et la solitude d’une femme, dont il photographie la silhouette à travers le cadre d’une fenêtre. Dès lors, si l’on vient vivre dans les grands espaces de l’Ouest, c’est apparemment pour se barricader dans une maison qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de notre voisin. La solitude et la mélancolie nous guettent encore lorsque Robert Adams photographie un pauvre bison tenu captif dans un enclos, où un panneau indique qu’il est à vendre. Le consumérisme semble ne se poser aucune limite.

La série Ce que nous avons acheté (1970-1974) vient justement insister sur le caractère aliénant et destructeur du mode de vie capitaliste et expansionniste. Si Robert Adams souligne que l’on ne peut pas tout acheter, il rappelle aussi que la société pervertit ce qu’elle touche, lorsqu’elle ne réfléchit pas aux modalités de ses actions et à leurs conséquences à moyen terme. Ce que l’on s’approprie, et les territoires que l’on investit sauvagement, se trouvent tôt ou tard meurtris, portant les séquelles de nos actes.
Ainsi, Robert Adams pointe les contradictions qui se trouvent au cœur des politiques d’aménagement et d’exploitation des territoires. Il questionne par là les manquements de notre éthique, qui n’a pas encore su penser de nouvelles valeurs afin de contrebalancer l’inédite puissance d’action dont nous jouissons désormais grâce aux progrès fulgurants de la technique. Pour autant, le discours de Robert Adams ne se fait jamais moralisateur. Il demeure subtil, interroge des situations, ouvre des brèches, et se demande finalement si nous ne risquons pas un jour d’être punis pour tous les dommages collatéraux que nos activités provoquent.

Ses photographies montrent que l’on détruit des étangs, qu’on laisse des résidus de pétrole en feu, dont les épaisses nuées noires contrastent avec le sol immaculé de neige. Tout cela pour quoi? Pour donner réalité au rêve américain, et affirmer ostentatoirement l’«american way of life». Les maisons, toujours uniformes, se juxtaposent dans des quartiers résidentiels où la nature se réduit à une simple portion de pelouse. Robert Adams se situe également aux marges, relevant les innombrables déchets que l’on a balancés ou abandonnés au bord des routes, sur les parkings ou dans les quartiers périphériques. Son regard s’introduit également à l’intérieur même de la société de consommation: il photographie l’intérieur de magasins débordant d’articles (bouteilles d’alcool, chaises, kiosques à journaux), l’intérieur paisible d’une résidence (la cuisine et la chambre à coucher), et l’intérieur d’un «diner» où une famille se restaure, confortablement installée sur des banquettes.

La critique sociale et le scepticisme que Robert Adams formule à l’encontre des valeurs de la société de consommation se trouvent contrebalancés par un regard parfois pétri de tendresse et d’humanisme, qui sait aussi se faire lyrique et bucolique (Les Peupliers, En longeant quelques rivières) pour célébrer la beauté de la nature ou des relations humaines. On retrouve ces élans de tendresse et de douceur dans Nuits d’été (1976-1982), où Robert Adams dévoile les charmes secrets de la vie citadine. La luminosité aveuglante des paysages arides de l’Ouest se trouve alors remplacée par la pénombre du crépuscule ou les timides lueurs de l’aube. L’ombre langoureuse des arbres se déploie sur les rues des quartiers résidentiels ou sur les façades des maisons, leur garantissant en ceci toute la discrétion et l’intimité que la nuit peut offrir.

Son discours se fait encore plus poignant dans la série Nos parents, nos enfants (1979-1983) réalisée aux abords d’une usine nucléaire proche de Denver. Une petite fille debout sur le capot d’une voiture tend les bras à son grand-père, le visage irradié de bonheur. Robert Adams photographie ici des enfants en train de jouer innocemment, laissant libre cours à leur rêverie, ou partageant des moments de complicité en famille. Les mères portent leurs enfants aux bras, les blottissent contre elles, eux qui nous survivront et seront les héritiers de nos actions. Face aux dangers que certaines de nos activités représentent, Robert Adams semble reprendre le Principe Responsabilité du philosophe Hans Jonas: prêter attention aux générations futures en leur laissant un monde habitable.

Printemps de Los Angeles et Retour en arrière (1999-2003) condamnent justement les dérives liées à l’exploitation sauvage de la nature, de ses sols, de ses arbres. D’une part, la Californie chantée par Steinbeck est devenue un paradis perdu où la riche terre a été épuisée et où les sols se sont érodés à cause de la Révolution Verte et des nouvelles techniques agricoles. Les plantations d’agrumes ont été abandonnées, et dans le lit desséché du fleuve Santa Ana s’amassent des détritus.
D’autre part, les forêts du Nord-Ouest, où demeuraient des arbres vieux de plus de 500 ans, ont été détruites à 90%. Ces forêts naturelles ont d’ailleurs été remplacées par des forêts industrielles, dont on perçoit les petites souches coupées à blanc. Désormais, les paysages sont ratiboisés, des trous remplacent les forêts dans la topographie de la région de Washington. La vitalité des sapins aux milles ramifications laisse place à un triste spectacle: la terre est labourée, les troncs coupés gisent comme des moignons, rien ne subsiste dans ces paysages si ce n’est quelques branches cassées disséminées au sol. Tout est ras. Le bras mécanique d’une ébrancheuse se repose.

«L’endroit où nous vivons» c’est donc le territoire qui nous précède, et dont nous bouleversons la topographie en nous y installant. C’est le lieu que l’on habite, le site ou nos actions et nos habitudes se déploient et entrainent des répercussions, des bouleversements dans l’ordre naturel. L’enjeu consisterait alors à ne plus s’adonner à un arraisonnement aveugle des ressources naturelles, et à se considérer comme un citoyen responsable, raisonnable. Face à la nuit étoilée de l’Oregon, où les astres scintillent au-dessus des cimes des arbres, Robert Adams a dû retrouver le fil de l’éthique kantienne. En effet, deux choses remplissent notre cœur d’un respect toujours plus grand et renouvelé: la morale que l’on trouve en nous-mêmes, et le ciel étoilé au-dessus de nous.

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