ÉDITOS

Le virus de l’impossible

PAndré Rouillé

L’expulsion de squats d’artistes vient, une nouvelle fois, tristement animer la scène parisienne de l’art. Tristes en soi, les expulsions le sont aussi en tant que symptôme d’un certain état de l’art contemporain et de la culture à Paris et en France.  Après la mise sur le pavé, le 15 février, des vingt associations de l’Espace Cyrano, c’était, le 6 mars, au tour des artistes de BoLive’Art d’être délogés. Tandis que l’avenir du Théâtre de Fortune est plus que compromis. Tout cela avant même la fin de la trêve hivernale.

L’expulsion de squats d’artistes vient, une nouvelle fois, tristement animer la scène parisienne de l’art. Tristes en soi, les expulsions le sont aussi en tant que symptôme d’un certain état de l’art contemporain et de la culture à Paris et en France.  Après la mise sur le pavé, le 15 février, des vingt associations de l’Espace Cyrano, c’était, le 6 mars, au tour des artistes de BoLive’Art d’être délogés. Tandis que l’avenir du Théâtre de Fortune est plus que compromis. Tout cela avant même la fin de la trêve hivernale.

Est-il nécessaire de redire ici ce que tout cela a de désolant?
Alors que les artistes viennent d’élaborer une «Charte des Collectifs d’Interface» en vue d’inventer de nouvelles relations avec les propriétaires squattés, et de proposer le dialogue comme alternative à la (trop) longue spirale transgression-répression.
Alors que les squats d’artistes sont (au-delà de leurs limites spécifiques) les vecteurs d’alternatives salutaires et nécessaires à la scène artistique établie.
Alors qu’ils sont porteurs d’un rapport original entre l’art et la vie qui ne peut que bénéficier à l’art, à la création, et à… la paix sociale dans des quartiers difficiles de la capitale.
Alors qu’une vraie interdisciplinarité prend corps dans la singularité des travaux proposés.

On répondra à juste titre en invoquant le droit de propriété. Mais la Charte (il faut la relire !) le reconnaît et propose précisément de le respecter : de concilier le droit de propriété et la possibilité pour les artistes de travailler, d’exister.
Car il s’agit précisément de cela : exister. Exister en tant que créateurs dans une ville qui souffre d’une grave pénurie d’ateliers et d’infrastructures d’exposition, et où les loyers sont exorbitants.

Mais, au-delà des arguments, la récurrence de ces expulsions les transforme en un véritable symptôme de la situation de l’art et de la culture.

Sans vouloir établir de liens trop directs entre des événements indépendants, il faut bien reconnaître que la possibilité et la banalité même des expulsions s’inscrivent dans une constellation de faits et d’attitudes qui, cumulés, concourent à créer un climat, une atmosphère défavorables à l’art contemporain, à la création, à la différence, c’est-à-dire à la culture. Car la culture, c’est précisément la possibilité de la différence.

A cet égard, destructrice a été la (mauvaise) polémique que des intellectuels comme Jean Clair et Jean Baudrillard ont cru pouvoir soutenir à l’encontre de l’art contemporain, y compris dans des organes aux orientations politiques et culturelles plus que douteuses. Cette polémique a ouvert largement la possibilité d’un mépris déculpabilisé envers la culture et l’art d’aujourd’hui, et laissé des cicatrices profondes dans les esprits.

Cette situation s’est inscrite dans un phénomène parallèle et indépendant, sans doute plus profond et plus durable, que l’on pourrait désigner comme la contamination de la culture par l’économie et la communication. S’il est légitime que la culture ne soit pas détachée de l’économie, il est extrêmement préjudiciable que, comme aujourd’hui, la logique économique et communicationnelle prévale sur la création.
C’est au cours des années 80 que les priorités se sont inversées, que l’on a entendu parler plus de budgets que de projets artistiques, plus de rentabilisation que de création, plus de marché que d’art.

C’est dans ce contexte que certaines entreprises se sont rapprochées de l’art contemporain, comme mécènes et comme fondations, avant que l’État ne commence à se désengager. Mais, faute de dispositions fiscales adaptées, les entreprises privées restent largement à l’écart de l’art (financièrement et culturellement), tandis que les budgets de l’État ne cessent de diminuer.

Dans une société obnubilée par le court terme, par la rentabilité, le profit et le capital, le secteur de l’art et de la culture, ses acteurs et ses productions, sont mineurs parce qu’économiquement minoritaires.

En langage technocratique, la paupérisation de la culture s’est traduite par l’essor du trop fameux « On n’a pas d’argent ! » qui, désormais, ouvre (et ferme à la fois) la plupart des discussions, rendez-vous, présentations de projets et même d’actions. En fait, elle ferme les yeux et les esprits de ceux dont la fonction serait de les ouvrir. Plus grave encore, elle freine et condamne les initiatives les plus stimulantes.

Cette antienne, qui dispense de voir, d’imaginer des solutions, ou de concevoir des possibles, a progressivement contaminé les esprits comme un virus, celui de l’impossible.
Inutile n’en lister ici les trop nombreux effets locaux, nationaux et internationaux. La crise est aujourd’hui à son comble.
Les raisons d’espérer viendront quand on cessera d’asséner « Non ! On n’a pas d’argent », et que l’on commencera à dire : « Pourquoi pas, voyons comment on peut faire ». Quand, tout simplement, on voudra bien recommencer à voir, écouter, imaginer.

André Rouillé.

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Steve McQueen, 7th November, 2001. Projection de diapositive, son, 25’. © Steve McQueen. Courtesy Marian Goodman Gallery et Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, ARC.

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