ÉDITOS | EDITO

Le virus de la virtualité généralisée

PAndré Rouillé

10 juil. 2020. Le choc, l’ampleur et la morbidité de la pandémie du corona virus ont mis à l’épreuve notre époque au point d’en exhumer quelques-uns de ses aspects les plus profonds, notamment l’emprise de la virtualité à laquelle elle est soumise. Comme si notre époque se détournait du monde actuel au profit d’un outre-monde virtuel. C’est trop souvent le cas avec la parole politique, et évidemment aussi avec le numérique tel qu’il est apparu de façon ambivalente — « remède » et « poison » — dans ses usages au sein de la culture au moment du confinement.

Virtualité de la parole politique

Dans un récent communiqué (25 juin), la Commission de la culture du Sénat s’est dite « impatiente de voir enfin mis en place un vrai plan pour la culture ». Parce que, selon elle, « les promesses faites par le Président de la République le 6 mai au monde de la culture […], tardent encore à trouver leur traduction ».

Lors de sa vidéo-conférence du 6 mai dernier au titre prometteur « Protéger les acteurs de la création culturelle en cette période difficile », le Président de la République n’avait pourtant pas mâché ses mots. Il avait employé vingt fois le verbe « inventer », et même le mot « révolution », et affirmé vouloir « utiliser cette période, où l’école ne ré-ouvre pas pareille, pour faire une révolution de l’accès à la culture et à l’art ». Il avait même exprimé sa volonté de « refonder véritablement une ambition culturelle pour le pays ».

Mais sa vidéo-conférence n’avait en réalité guère d’autre but que celui d’enrôler des artistes dans un projet d’« été apprenant » destiné à occuper les élèves pendant les vacances d’été de l’après-confinement : « On va avoir besoin d’intermittents, de créateurs, d’artistes, de très grands artistes qui ne sont pas intermittents », avait-il martelé.

Or, près de deux mois plus tard, constatant l’écart entre les propos présidentiels et les réalisations concrètes, la Commission de la culture du Sénat croit nécessaire de proposer vingt-trois recommandations pour « aider ce secteur fragile » qu’est la culture. En « renforçant l’éducation artistique et culturelle » ; en « accordant une vigilance particulière au statut des artistes-auteurs et à la structuration de la filière des arts visuels » qui ont été terriblement affectés par la crise sanitaire.

L’accent mis sur l’impérieuse nécessité de renforcer la concertation entre l’État, les acteurs culturels et les collectivités territoriales, sonne comme une critique de la verticalité de la gouvernance présidentielle, qui est aussi sa virtualité par sa distance et sa méconnaissance des réalités concrètes du pays, et par son incapacité à définir « un calendrier et des objectifs clairs » et à établir « un vrai plan ».

Le numérique-pharmakon : remède et poison

Faute d’un « vrai plan » gouvernemental en faveur des artistes, des personnels et des établissements de la culture (musées, théâtres, galeries, bibliothèques, etc.) durement frappés par les fermetures, et par la baisse drastique des activités et des revenus, de nombreuses initiatives ont vu le jour dans le but de maintenir des liens avec les publics de l’art et de la culture en proposant des modes originaux d’accès aux œuvres — dans le respect des distanciations physiques.

Presque toutes ces initiatives, dont beaucoup sont toujours actives, utilisaient le numérique pour transformer des expositions, des œuvres, ou des évènements, en visites virtuelles accessibles à distance au moyen d’applications connectées. Le numérique (le matériau et ses dispositifs), qui est un parangon de la viralité technique, est ainsi apparu, dans le champ de la culture, comme l’un des principaux moyens de contourner les effets délétères de la viralité organique du coronavirus : comme un « remède ».

Si le numérique (le matériau et ses dispositifs) a ainsi servi de « remède » en permettant de surmonter l’inaccessibilité des œuvres quand les galeries et les musées étaient fermés, il a simultanément agi comme un « poison » en modifiant significativement nos rapports avec elles. Une visite virtuelle ne donne en effet accès ni à la matière, ni à la taille, ni à l’environnement des œuvres : elle abolit leurs aspects physiques et matériels au profit de leurs formes, de leurs qualités visuelles et symboliques. Elle les virtualise.

Mobiliser le numérique dans le champ de la culture pour s’opposer à certains effets du coronavirus, consiste à dresser une viralité technique contre une viralité organique. Non sans inconvénients, car le numérique est, en l’occurrence, à la fois « remède » et « poison », c’est-à-dire, en grec ancien, un « pharmakon ».

Le numérique-pharmakon : bouc émissaire

La virtualisation des expositions et des œuvres, qui s’est accrue avec l’essor d’internet et des réseaux, est en train de franchir une nouvelle étape en inscrivant dans les pratiques et les sensibilités des individus une rupture avec l’expérience physique, matérielle, sensible et spatiale de la réception des œuvres. Dresser un « vrai plan pour la culture », ou « refonder une ambition culturelle pour le pays », devrait peut-être commencer par soigner les plaies que la pandémie et le confinement ont creusées dans les sensibilités de chacun. En réapprenant à regarder et fréquenter les œuvres. En faisant en quelque sorte une cure de réincarnation pour tisser de nouveaux liens avec l’art, la culture et les individus — pour refaire monde. Mais pour cela, les paroles ne suffiront pas. Ni la facilité de prendre internet pour « bouc émissaire », qui est la troisième acception du terme « pharmakon ».

André Rouillé

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS