DANSE | CRITIQUE

Le Serviteur de la beauté

PMarie Juliette Verga
@01 Mar 2011

Trois soli pour un portrait de l'artiste en arpenteur de lui-même...  Dans cette trilogie écrite sur seize années, Jan Fabre signe son manifeste de l'art qui est tout aussi bien un manifeste pour une humanité consciente, entre déférence sacrée et provocation.

Le théâtre de Chaillot nous offre L’Empereur de la perte, Le Roi du plagiat et Le Serviteur de la beauté du créateur anversois, sans cesse remis en cause. A Avignon, en 2005, les pièces avaient été huées, les détracteurs accusant l’auteur et metteur en scène d’inutilité prétentieuse, de crime de lèse-théâtre. Qu’est-ce donc ? Chacun a pu constater ou découvrir le talent renversant du comédien Dirk Roofthooft et pourtant les mots nous échappent un peu, ainsi mis sur le plateau. La poésie toute particulière, démesurée et baroque, est comme amoindrie par la présence physique de l’acteur qui pourtant l’incarne à merveille. Les installations plastiques sont discrètes: quelques assiettes, quelques pierres, quelques marionnettes. Le fil conducteur est banal comme toutes les choses essentielles : qu’est-ce qu’un artiste, qu’est-ce qu’un homme conscient ?

Notre empereur est un clown. Son nom sert d’ailleurs de sous-titre à l’auto-portrait de Jan Fabre, L’Homme qui donne du feu. Il utilise ses tours de cabarets pour dire ce qu’il a sur le cÅ“ur. Et voilà le manifeste, le portrait de l’artiste, cet homme qui se demande s’il connaît le « secret pour rêver le rêve insoluble », qui « cherche toujours [son] équilibre », « ce mécontent avec des ailes » qui réclame de l’attention mais pas trop, pour ne pas étouffer. Fétiche incontournable de la pièce : le cÅ“ur, que l’ange à venir porte à l’extérieur de lui-même et grignote parfois, jusqu’à le poser sur sa tête, couronne et affirmation discrète. Tout est dans l’esprit de l’homme. Notre clown, ambassadeur de l’erreur, porte un trop-plein là où certains ont cru voir du vide. Il déverse son âme, prend les autres êtres humains à témoin et enchaîne les répétitions, appliqué à toujours recommencer à zéro. A l’entendre, cela semble être la préoccupation première de Jan Fabre qui nous dit « si je ne sais plus recommencer, je ne peux répondre à ma propre question : Qui suis-je ? Qu’ai-je à dire ? »

Après cet homme devenu ange pour prendre de la hauteur, pour atteindre l’autre côté du temps (cf. une chorégraphie de 1993), nous rencontrons un roi. Celui du plagiat. Pour la petite histoire, alors qu’il écrit un texte sur l’impasse de l’originalité, Jan Fabre est accusé de plagiat par l’auteur flamand Leonard Nolens, ce qui sera un formidable accélérateur de réflexion. Si, pour la question de l’imitation, de la référence, Jan Fabre se place très clairement dans la lignée des artistes de la Renaissance comme de ceux de la Post-modernité, son propos dépasse rapidement cette affirmation. La chute de l’ange et son désir d’être homme, l’humanité présentée dans son rapport indépassable à la culture… Pour devenir homme, il faut « parler avec les mots des autres », plagier. L’enfant apprend par imitation, nous ne sommes rien de plus que les maillons d’une chaîne ― ce qui rend ridicule toute prétention à l’originalité.
Il s’agit ainsi d’explorer le cerveau, après le cÅ“ur. Manipulateur sincère, le roi construit le sien à partir de quatre stein ( ein stein signifie littéralement une pierre en allemand) matérialisé par de belles pierres blanches. La science d’Einstein, l’art de Gertrude Stein, la philosophie de Wittgenstein et l’intelligence artificielle du docteur Frankenstein ! Cette dernière référence surtout est significative : l’homme se crée, il est toujours son propre monstre, construit à partir des débris d’autres. Le crâne chauve de Dirk Roofthooft devient une carte sensible, usage nouveau de la phrénologie. L’ange devient un artiste cabotin qui s’adresse sans gêne ni affectation au public, qui passe de Shakespeare à Elvis Presley, qui échoue à défier Dieu. Sans issue, il demeure unique puisqu’il « veut imiter les autres et […] n’y arrive pas ».

Afin de dépasser, de tenter de passer outre, notre homme tente de disparaître. Le Serviteur de la beauté a pris la forme d’un marionnettiste et présente une pièce « à tiroirs » dans laquelle se croisent une prostituée, un caniche, un bébé, une vierge et la mort. Désespéré, il se présente comme un « parasite suceur de [son] propre sang ». Ses marionnettes sont « arrêtées pour comportement subversif » et il choisit d’effacer ses traces avec ses propres larmes, de devenir invisible pour voir sans être vu. Finalement il mettra ses yeux dans ses poches, soluble dans l’air et aveugle. L’artiste disparaît et s’emplit tout entier de la Beauté sa maîtresse, miroir du mystère… Attention, ici nous sommes toujours chez Jan Fabre. Jean Potage (le marionnettiste et double de l’auteur) a tenté de nous donner des puces et nous a imposé de petites histoires dont le but était toujours ses relations sexuelles aux autres marionnettes. Il n’a peur ni de frapper un enfant ni de crever les yeux de la Mort. Irrévérencieux, il achève le portrait d’un artiste tout à la fois ange et clown, humble serviteur et jouisseur égoïste.

Dérangeant la critique, Jan Fabre s’assoit de manière permanente sur les divisions disciplinaires. Le corps trône au centre de son travail et ici sont passés au crible le cÅ“ur, le cerveau et l’Å“il. Ces pièces sont un collage de mots, d’images et de présence physique. Il signe en plusieurs étape un manifeste pour le tâtonnement, l’entraînement, la chute des anges et l’élévation des hommes. Le voilà tel qu’en lui-même, artiste entre grandiose et ridicule. Interrogé, il répète avec délectation : « Le cerveau est la partie la plus sexy du corps », « La beauté est la maîtresse absolue qui illumine et dérange », « Le cynisme est le plus grand de tous les maux ». Ajoutons avec Georges Bataille que « le reste est ironie ».

L’Empereur de la perte, monologue, 1996

−Texte, mise en scène, scénographie: Jan Fabre
−Dramaturgie: Miet Martens
−Assistante: Coraline Lamaison
−Lumières: Harry Cole, Jan Fabre
−Costumes: Ingrid Vanhove
−Assistante au décor: Mieke Windey
−Avec: Dirk Roofhooft

Le Roi du plagiat, monologue, 2004

— Texte, mise en scène, scénographie: Jan Fabre
— Dramaturgie: Miet Martens
— Assistante: Coraline Lamaison
— Lumières: Harry Cole, Jan Fabre
— Costumes: Ingrid Vanhove
— Assistante au décor: Mieke Windey
— Avec: Dirk Roofhooft

Le Serviteur de la beauté
, monologue, 2010

— Texte, mise en scène, scénographie: Jan Fabre
— Dramaturgie: Miet Martens
— Assistante: Coraline Lamaison
— Lumières: Harry Cole, Jan Fabre
— Costumes: Ingrid Vanhove
— Assistante au décor: Mieke Windey
— Avec: Dirk Roofhooft

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