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Le Salon

PNicolas Villodre
@25 Mai 2009

Trois facettes du cube récupérées dans les poubelles de l’histoire du théâtre boulevardier, un lit rustique, des fauteuils défoncés, un miroir aux calandrelles, une fenêtre cuirassée de stores vénitiens aux lamelles disloquées, un piano plus ou moins droit, désaccordé, des portraits d’ «ancêtres» accrochés aux murs, un fatras de livres «rangés» à même le sol... 

Malgré quelques défauts mineurs qui n’ont pas eu l’air de gêner les fans du collectif Peeping Tom venus nombreux jusqu’aux Abbesses — le parti pris narratif qui peut étonner, sachant qu’on est en 2009, l’option théâtrale ou représentative, avec les risques de cabotinage que cela implique, l’emphase d’une danse à l’unisson, en synchronie avec la musique et/ou avec les monologues, des temps morts distribués au petit bonheur la chance, tombant parfois à plat —, Le Salon est une indiscutable réussite. Le public, qui a longuement rappelé les auteurs-interprètes de la pièce, ne s’y est pas trompé.

Après Le Jardin, on prend les mêmes et on recommence : Gabriela Carrizo, dans le rôle de la jeune mère de famille un peu dépassée par les non événements ; le comédien Simon Versnel, qui a un peu le même look que l’acteur français François Berléand et qui joue ici le grand-père ; Franck Chartier, le danseur cascadeur, unique en son genre — l’équivalent masculin, si l’on veut, de ce qu’était Louise Lecavalier du temps de la splendeur de Lalala ; en sus, cette fois-ci, son « haltères ego », son double ou sa doublure, le casse-cou Samuel Lefeuvre ; et la formidable chanteuse opératique, Euridike De Beul, qui transforme à elle seule ce qui pourrait être un simple opus de Tanztheater en véritable musical — la pièce aurait d’ailleurs pu s’appeler Le Salon de musique si le titre n’avait pas déjà été pris.

Les membres de cette famille Fenouillard décomposée cohabitent incestueusement un peu comme les camarades de jeu obligés de se partager le même appartement dans les pays « socialistes » d’antan — cf. le film Ninotchka, son remake Silk Stockings, ou le nanar L’Allée des cosmonautes de Sasha Waltz qui se moque des pauvres bougres d’Allemagne de l’Est avec la supériorité complaisante des Deschiens.

Le décor, un ready made signé Pol Heyvaert, n’a pas dû coûter bonbon. Une entrée, au fond de la scène, encombrée par un vélo qui restera parqué là pendant tout le déroulement de la pièce, qui fait aussi office de placard dans lequel on cache habituellement les polichinelles ou les cadavres exquis — quoique les congélateurs remplacent les cagibis et les débarras dans l’imaginaire contemporain.

Un couple en sort, lui en costard gris, elle en peignoir gouge, et se met à danser gentiment sur l’air de Tea for Two chanté par Miss De Beul. Après une réminiscence de My Fair Lady (quelques mesures de I Could Have Danced All Night, si le docteur ne m’abuse), le vieillard indigne interprété par Simon Versnel fait pivoter son fauteuil pour apparaître en pleine lumière au côté de son épouse gaga, jouée par une comédienne anonyme qui ne tardera pas à quitter la scène pour rejoindre la maison de retraite sur la réplique de la cantatrice : « Tu verras, c’est parfait là-bas. » Un diablotin sort de ses draps en rampant acrobatiquement sur le dos. Il s’agit du blondin Samuel Lefeuvre, qui se refuse à marcher comme tout un chacun et qui, pivotant en arrière, le dos arqué, se livre à un drôle de manège. Mais on commence à s’habituer à l’inaccoutumé. Le jeune gens joue à la toupie, en équilibre instable sur sa tête, tel un breakdancer. Il reprend sa série de pirouettes en sens inverse, qu’il complique ou agrémente de soubresauts, de sursauts et autres tressautements.

Les dialogues sont quotidiens, ambigus et partent en tous sens. Il est question de l’âge du capitaine (93 ans), du nom de la reine d’Angleterre (Carlita) et, encore et toujours, d’argent, ce dont tout ce beau linge semble manquer. De maladie aussi, de maux de tête, de boutons qui démangentet d’amis disparus.

Le couple s’installe dans les meubles du vieillard. Cet emménagement donne lieu à un ballet de cartons à la gloire de l’entreprise « Official Movers ». La jeune mère sans courage, alias Gabriela Carrizo, apporte le berceau, les animaux en peluche de son baigneur et se livre à une variation, artistique et martiale, en dissimulant ses beaux yeux derrière des lunettes de soleil d’un modèle qui rappelle les Ray Ban’s de la série 4100. L’enfant est à la fois présent — le couple se livrera à un pas de deux ou, plus exactement, à un pas de trois, en se passant la patate chaude — et, comme du reste dans la pièce précédente, Le Jardin, réduit à un fétiche (là, un poupon en matière plastique, ici, une photo souvenir). Il est l’avatar ou son contraire, la métonymie du vieillard. Le désenchantement s’exprime parfaitement dans ce passage qui traite de la vie, y compris dans ses aspects les plus morbides.

Le reste, ce sont ces spasmes, convulsions, crispations, reptations qui précèdent ou suivent l’accouchement, toujours douloureux, qu’il s’agisse d’une souris, d’une œuvre d’art ou d’une vue de l’esprit. Le tableau suivant est l’un des plus beaux de la pièce. La diva met un CD sur son électrophone, chante avec justesse un morceau folk tandis que les danseurs se livrent à des roulades latérales, atterrissant littéralement sur les genoux. Le duo devient trio puis quatuor. La soprane pousse la voix, monte en puissance ou en décibels et les interprètes tournent le dos au public. Chacun lève alors ses petits poings comme s’il évoluait sur une piste de danse, au moment du jerk, ou s’il se trouvait sur un ring de boxe. Plus loin, on aura droit à un tableautin surréel, lorsque la chanteuse interprète une chanson popularisée par les Platters, The Great Pretender, derrière les vitres du garage à vélos ou du placard à ballets.

Le duo masculin est, comme on pouvait s’y attendre, d’un haut niveau technique. Les corps sont coordonnés. Ils ne font qu’un. On invente une variante de la marche à quatre pattes — les coudes remplaçant les mains. L’aspect lyrique du passage est à ce moment renforcé par la bande-son à base de basses, et même d’infra-basses, qui se mixent à la déclamation ou déclaration tragicomique du vieillard complètement désorienté : « Je veux aller à la maison. »

La source de tout ce méli-mélo, ce sont les larmes, amères, cela va sans dire, qui sont, scénographiquement parlant traitées de diverses manières. L’incontinence en étant une. La pluie ou la fuite en avant en étant d’autres. On ne dévoilera pas ici les trouvailles de mise en scène à partir d’un thème aussi simple. Cela relève de la poésie visuelle et des surprises qu’il faut laisser au spectateur.

Certains tours, déjà exploités par la troupe, sont recyclés dans un contexte différent — le duo de bécots, par exemple. D’autres sont inventés pour la forme, pour le plaisir, pour la beauté du geste, bref, pour l’amour de l’art : le solo, non hystérisé — donc pas bauschien pour un ou quatre sous —, de la jeune femme se peignant la tignasse avec ses doigts, celui du vieux saligaud se faisant le maillot à coups de ciseaux, la variation inconfortable de Samuel Lefeuvre en grand écart, le duo SM des deux garçons, l’un utilisant l’autre comme une (ou un, si l’on se réfère à la commedia dell’arte) paillasse, une planche à roulettes, de salut ou de surf.

La morale de l’histoire est que la mère de famille, une fois dans ses meubles, se retrouve enterrée vivante sous le poids des objets, l’abattement du passé, la poussière des bouquins, l’immuabilité des meubles. Saint Frusquin, priez pour elle ! Le Salon de Peeping Tom est de toute beauté. 

 

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