ART | EXPO

Le Renard pâle

PFrançois Salmeron
@14 Oct 2014

«The Pale Fox» poursuit les recherches entamées par Camille Henrot pour son film Grosse Fatigue, Lion d’Argent de la Biennale de Venise 2013. En effet, «The Pale Fox» se fonde sur la même problématique, à savoir la possibilité d’un savoir universel prêtant un sens au monde, et sur un même geste artistique renvoyant à l’accumulation ou la superposition.

Avec «The Pale Fox», Camille Henrot nous place dans une situation paradoxale. Si son espace, clairement délimité et unifié par quatre murs et une moquette bleus, se présente comme un univers clos et cohérent, son contenu est pour le moins foisonnant et déroutant, de prime abord, pour le spectateur. Nous nous trouvons effectivement confrontés à plus de 400 photographies, images numériques, sculptures, céramiques, livres, journaux et dessins, produits ou récupérés par Camille Henrot, provenant d’horizons divers.

Car d’une part, cette volonté d’emmagasiner toutes sortes d’objets, d’images et de signes, témoigne de l’esprit foncièrement curieux de l’artiste, qui collectionne et achète de manière compulsive tout type d’objets sur eBay. Et d’autre part, l’intérêt que Camille Henrot porte à différents domaines de pensée tels que la philosophie, les sciences, la taxinomie, l’anthropologie, la mythologie ou la religion, montre son souhait de décloisonner des disciplines que l’on aurait tendance à strictement séparer les unes des autres.

En cela, «The Pale Fox» constitue bien un prolongement du mode opératoire du film Grosse Fatigue, qui superposait quant à lui un nombre hallucinant d’images, comme autant de fenêtres pop-up s’ouvrant automatiquement sur le bureau d’un ordinateur. Cette démarche ayant recours à l’accumulation, à la superposition, à la collecte ou à la classification, se donnait néanmoins un objectif universaliste — raconter l’histoire de la création de l’univers —, tandis que «The Pale Fox» interroge pour sa part «le désir intime de chacun de comprendre le monde à travers les objets qui l’entourent».

Ainsi, face au formidable foisonnement de l’univers, des objets et des formes de vie qui le composent, Camille Henrot tente d’organiser cette multiplicité mouvante en un tout clos, cohérent et harmonieux, comme le ferait un discours philosophique, scientifique, mythologique ou religieux. Dès lors, il semble que l’enjeu de l’exposition consisterait à articuler la diversité empirique du réel avec un sens global, transcendant, prêtant une finalité au monde. En somme, il s’agirait d’unifier la pluralité des données du réel dans un système englobant, rendant compte de la signification de l’univers.

Car tout comme le flux ininterrompu d’images de Grosse Fatigue se développait en fait autour de six grandes parties scandées par la voix off servant de fil conducteur à la vidéo, «The Pale Fox» veut assembler en un tout synthétique des éléments fragmentaires et hétérogènes provenant de divers savoirs, théories ou idéologies (darwinisme, mythes dogons ou aborigènes, récits des témoins de Jéhovah…). Pour ce faire, l’apparente profusion anarchique des objets amassés dans «The Pale Fox» s’articule autour de quatre grands principes hérités du système philosophique de Leibniz (le principe de l’être, la loi de la continuité, le principe de raison suffisante et le principe des indiscernables), chacun d’eux se trouvant d’ailleurs associé à un élément naturel (eau, feu, terre, air), et à un point cardinal (Nord, Sud, Est, Ouest). De plus, les murs de la chambre bleue de «The Pale Fox» comportent une étagère sur laquelle se trouvent présentés certains objets et sculptures, qui, suivant les principes leibniziens, se déroule comme un fil narratif allant de la naissance à la mort, en passant par la croissance et l’âge de la maturité.

Mais alors, ne risque-t-on pas d’avoir affaire à un énième projet utopiste, tentant d’unifier artificiellement les données du réel dans un système clos? Camille Henrot concède à ce sujet: «Ce que j’ai voulu faire avec «The Pale Fox» c’est tourner en dérision la volonté de construire un environnement cohérent, car malgré tous nos efforts pour bien faire on finit toujours par avoir un caillou qui traîne dans la chaussure». Cette volonté utopiste, qui voudrait embrasser et épuiser la totalité de l’univers dans un savoir complet, se heurte donc à ses propres limites. En effet, le travail de Camille Henrot comporte une charge critique contre les systèmes de pensée globalisants, contre les hiérarchies et les ordres taxonomistes structurant notre perception du monde — auxquels l’artiste s’était d’ailleurs déjà confrontée lors de sa résidence au Smithsonian Institute où elle préparait son film Grosse Fatigue.

Par-là, Camille Henrot souligne que les systèmes de pensée se voulant objectifs et universels, à l’image de l’Encyclopédie, n’en sont pas moins arbitraires, puisqu’ils dépendent des représentations personnelles des scientifiques et des penseurs qui les conçoivent – ou plus généralement des représentations propres à une société, à une époque, c’est-à-dire des croyances propres à chaque civilisation.

Par conséquent, Camille Henrot pointe dans l’architecture même de son installation un «excès de principes», dénotant ce que Walter Benjamin appelait «un délire de groupement», c’est-à-dire une volonté frénétique, voire pathologique, de catégoriser et découper le monde rationnellement. L’artiste a dès lors recours à la figure du «Renard Pâle», provenant du livre éponyme des anthropologues Marcel Griaule et Germaine Dieterlen (1965), qui représente dans le mythe cosmogonique dogon le chaos et la création, entraînant notamment la formation du soleil dans l’univers. Le «Renard Pâle» apparaît ainsi comme un élément dynamique qui vient perturber la rigidité mortifère des systèmes de pensée ordonnant le monde en un tout clos.

Au final, il s’agirait de penser l’installation de Camille Henrot comme une «totalité ouverte», pour reprendre les termes du philosophe Henri Bergson, intégrant diverses pratiques et formes de représentations, et où divers domaines de pensée ont la possibilité d’interférer librement. L’installation se déploie dans de multiples directions, et demeure suffisamment souple pour accepter différentes interprétations et lectures. Enfin, notons que si «The Pale Fox» manie habilement l’idée de désordre, c’est à la fois pour contrer les systèmes classificatoires des sciences, de l’anthropologie ou des taxinomies, et pour rappeler que l’ordre, tel que la philosophie rationaliste le conçoit, n’est qu’un artifice opératoire issu de notre Entendement venant plaquer ses catégories sur la diversité sensible.

Å’uvres
— Camille Henrot, Vues de l’exposition «The Pale Fox», Kunsthal Charlottenborg, Copenhague, 2014.
— Camille Henrot, Vues de l’exposition «The Pale Fox», Chisenhale Gallery, Londres, 2014.

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